De Guillaume de Dieuleveult sur Le Figaro du 7 mars 2023 via le blog Assawra :
Les chrétiens de Jérusalem en proie à la violence extrémiste
Bagarres, insultes, profanations : depuis le début de l'année, les quartiers chrétiens et arméniens de la Vieille Ville sont le théâtre d'agressions commises par des juifs radicaux. La communauté chrétienne, déjà très fragile, s'en inquiète.
Des épaules de catcheur, une barbe de bûcheron, les mains comme des battoirs : lorsque la puissante silhouette du père Matheos, chef « drogman » du patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem, apparaît à l'entrée du restaurant Versavee, tout près de la porte de Jaffa, en plein coeur du quartier chrétien de la Vieille Ville, les touristes et les pèlerins venus déjeuner se taisent un instant et l'observent. C'est que le prêtre en impose. À Versavee, le père Matheos est chez lui. On lui apporte un verre d'eau, il en boit une gorgée, puis, d'un air mélancolique, livre un bilan alarmiste.
Cela fait vingt-cinq ans que ce religieux vit à Jérusalem. Sa charge de drogman fait de lui le gardien des lieux saints. « Nous nous étions habitués aux petits incidents, aux crachats sur des prêtres parce qu'ils portent une croix, aux insultes. Mais la situation devient de plus en plus menaçante » , s'inquiète-t-il. Depuis le début de l'année, les agressions et les actes de vandalisme perpétrés contre des chrétiens, ou des sites sacrés de la Vieille Ville, se sont multipliés. Début février, dans la chapelle de la Flagellation, située sur la via Dolorosa qui est, dans la tradition chrétienne, le chemin par où Jésus est passé avant d'être crucifié, un Juif américain a brisé une statue du Christ. Ailleurs, cela serait probablement passé inaperçu. Mais pas à Jérusalem : le lendemain, René Troccaz, le consul général de France se rendait sur place en signe de « solidarité » et publiait sur Twitter un message affirmant que « la France est attachée à la liberté de culte et au respect de toutes les confessions religieuses » .
Les consulats et représentations diplomatiques implantés à Jérusalem suivent ce dossier de près. « On ne peut pas vraiment parler de harcèlement, car je ne crois pas qu'il y ait une action programmée et coordonnée destinée à déstabiliser la présence chrétienne à Jérusalem et en Israël , tempère une source diplomatique. Cela dit, le fait est que la pression se fait de plus en plus intense, avec des événements de plus en plus fréquents et sur des fronts variés : physiques, mais aussi fiscaux. » Cette source évoque les cas de deux institutions : le centre Notre-Dame et la Maison d'Abraham, à qui la municipalité de Jérusalem demande de verser des sommes très importantes au titre du rattrapage d'impôts fonciers non payés en raison d'un accord de l'État d'Israël avec le Vatican. « Il y a une conjonction d'événements, qui coïncide avec l'arrivée d'un nouveau gouvernement, dont certains membres sont sans foi ni loi, qui en profite pour relancer un certain nombre de dossiers, parmi lesquels la question de la présence d'autres religions que le judaïsme en Israël , poursuit cette source. Il ne faut pas oublier que pour certains membres de ce gouvernement, la présence d'autres religions sur la terre d'Israël est illégitime. »
Une pression constante
Quelques jours avant l'affaire de la statue du Christ, une altercation avait opposé de jeunes extrémistes israéliens à des habitants du quartier arménien. Setrag Balian était là ce soir. « Il y a toujours eu des incidents, rappelle-t-il. Mais jusqu'à présent, c'était le fruit du hasard. Aujourd'hui, des groupes viennent exprès à Jérusalem pour s'en prendre aux chrétiens. Ce sont toujours des jeunes avec un look de colons. Ils viennent prier pendant le Shabbat puis, le samedi soir, ils cherchent des problèmes. » D'abord, il y a eu cette série de graffitis écrits en hébreu sur les murs du monastère Saint-Jacques, le siège du patriarcat arménien : « Mort aux chrétiens » , « mort aux Arméniens » , « vengeance » . Un soir, c'est un jeune homme qui urine longuement devant la porte d'entrée du monastère et prend la fuite lorsque arrive le gardien, alerté par la caméra. Puis il y a cette dispute qui dégénère : un Arménien reçoit un jet de gaz au poivre dans l'oeil, des jeunes « colons » auraient tenté d'escalader le mur du couvent pour arracher le drapeau du patriarcat arménien parce qu'il est frappé de la croix, la tension monte, la police, cantonnée tout près, intervient et interpelle brutalement un Arménien. Il est aujourd'hui inculpé pour « agression d'un agent de police » . « La police doit venir nous expliquer nos droits, mais je ne sais pas ce qu'on peut en attendre, quand on sait que leur chef, le ministre de la Sécurité nationale, c'est le sioniste religieux Itamar Ben Gvir, l'avocat qui libérait les colons quand ils faisaient des histoires comme ça » , souligne, fataliste, Setrag Balian. La veille de cette altercation, une autre bagarre a eu lieu à quelques centaines de mètres de là, tout près de la Custodie de Terre sainte, le siège des franciscains à Jérusalem. Refoulé par la police de la porte de Damas, l'entrée du quartier musulman, une trentaine de « colons » longe le mur d'enceinte, pénètre dans la Vieille Ville par la porte Neuve et débouche sur une des rues les plus paisibles du quartier, une des voies d'accès au Saint-Sépulcre. Quelques touristes boivent un verre à la terrasse du restaurant Taboon and Wine. Miran Krikorian, le propriétaire, est alerté par les serveurs et accourt. « Ils criaient : « Les musulmans en Syrie, les chrétiens au Vatican, morts aux Arabes! » » , raconte-t-il. Les clients s'esquivent, des chaises volent. Quand la police arrive, les « colons » sont partis. « Ils nous ont dit de porter plainte, mais nous savons que personne n'est jamais arrêté. Nous ne faisons pas confiance à la police » , regrette Miran Krikorian.
Les accusations de passivité et de partialité des policiers reviennent dans toutes les bouches. « La police israélienne considère les actes d'intimidation, de violence et de vandalisme de toute sorte avec sévérité. Ces incidents ont été traités rapidement et résolument, les suspects impliqués ont été arrêtés » , se défend le porte-parole des forces de l'ordre israéliennes. Il rappelle que les briseurs de croix du cimetière protestant du mont Sion, profané début janvier, font l'objet de poursuites. Fait exceptionnel, deux jours après la bagarre de la porte Neuve, une manifestation y était prévue, à l'appel des chefs des Églises de Jérusalem, pour protester contre la multiplication des agressions. Mais en raison d'une série d'attentats qui ont ensanglanté la ville, la manifestation a été annulée. Confrontés à une pression constante, les chefs des Églises de Jérusalem tentent d'unir leurs voix via un projet intitulé « Protecting Holy Land Christians » qui réunit treize responsables religieux parmi lesquels les patriarches grecs orthodoxes, arméniens, latins, les franciscains et les Églises d'Orient. Dans un document publié fin 2022, ils alertaient déjà sur le fait que « des crimes haineux contre les fidèles et le clergé chrétien se multiplient » . Listant les « agressions, incendies criminels, actes de vandalisme, profanation de lieux saints, blasphèmes et intimidations » , ils s'inquiétaient de ce que les chrétiens, qui représentent moins de 2 % des habitants de Terre sainte, puissent bientôt en disparaître. Le père Matheos est un des responsables de cette initiative. « Si les choses continuent ainsi, conclut-il, dans une génération il n'y aura plus de chrétiens dans la vieille ville de Jérusalem. Nos églises et nos lieux saints ne seront plus que des musées . »
Ces agressions inquiètent d'autant plus les différentes communautés chrétiennes qu'elles se déroulent sur fond d'affaires immobilières qui les ont profondément déstabilisées ces derniers temps. Le document de l'initiative Protecting Holy Land Christians évoque ainsi le fait que les chrétiens « se font évincer par des groupes israéliens radicaux très organisés et très puissants financièrement, au premier rang desquels Ateret Cohanim. » Cette organisation se présente comme une association qui « fait refleurir la vie juive au coeur de la vieille ville de Jérusalem » en « rachetant légalement des maisons aux Arabes » et en y installant « des familles juives » . Ateret Cohanim est la bête noire des chrétiens de Jérusalem.
Des arbres arrachés
Selon Daniel Louria, son directeur exécutif, environ 1 000 résidents juifs vivent dans les quartiers musulmans et chrétiens de la Vieille Ville, sous les auspices d'Ateret Cohanim. Dans le quartier chrétien, l'association a racheté, dans des conditions peu claires, trois bâtiments au patriarcat grec orthodoxe : l'hôtel Impérial, tout près de la porte de Jaffa, l'hôtel Petra et l'ancien St John Hospice, qui se trouve dans le « Muristan » , à proximité immédiate du Saint-Sépulcre. Dans le quartier chrétien vivent, d'après lui, entre 16 et 20 familles juives, centrées autour d'une yeshiva, une école religieuse. Daniel Louria réfute avec véhémence toute accusation de violence de la part des familles vivant sous les auspices de son association. « D'ailleurs, elles ont très peu d'interactions avec leurs voisins. Quand nous sommes arrivés dans le Muristan, les chrétiens ont été si furieux qu'ils ont fermé le Saint-Sépulcre , affirme-t-il. Cela n'était pas arrivé depuis des siècles. Mais le monde doit comprendre que les Juifs, qui sont le peuple indigène de cette terre, ont le droit d'acheter et de vivre partout, surtout dans tous les quartiers de Jérusalem. » D'après lui, les chrétiens ne doivent pas oublier que leurs principaux ennemis sont « les musulmans radicaux » . « Regardez comment ils sont traités à Gaza ou à Bethléem : ils n'ont pas d'autre choix que de quitter ces endroits, poursuit-il. Il faut regarder le tableau d'ensemble, qui est que les musulmans radicaux essayent d'éradiquer les chrétiens et les juifs. »
Situé à proximité immédiate de la Vieille Ville, le sommet de la colline de Sion est le lieu où, d'après les Évangiles, se sont déroulés le dernier repas de Jésus et la Pentecôte, deux événements fondateurs du christianisme. Dans la tradition juive, c'est l'emplacement du tombeau du roi David. Un jardin, propriété du patriarcat grec orthodoxe, donne accès à une synagogue. Il se situe en aplomb du cimetière protestant, vandalisé au début de l'année. Mony Shama connaît bien ceux qui ont fait cela. Depuis qu'il est devenu gardien du jardin, en 2015, il en a subi toutes les avanies : agressions, insultes, menaces de mort. Il a vu les arbres qu'il a plantés arrachés par les « colons » , les tags à la gloire du rabbin extrémiste Meir Kahana, la grille du jardin tordue, brûlée. « Les colons disent que cet endroit leur appartient, ils veulent que nous partions, c'est tout » , lance ce solide gaillard. Près du terrain de basket rendu impraticable, au pied d'un vieux mur, il indique l'emplacement, selon les « colons » , du tombeau du roi David. Les pierres sont couvertes de graffitis l'honorant. Une femme s'en approche justement. Elle murmure une prière et glisse, dans un interstice, un petit morceau de papier.