En 2014, s’éteignait Simon Leys, ce sinologue belge qui fut le premier à déboulonner la statue du grand Timonier, et à révéler les sombres ressorts de la Révolution culturelle. Pour Jérôme Michel, auteur d’un essai sur Simone Leys (1), le penseur demeure essentiel pour penser les idéologies de tous bords.
Simon Leys a été le premier à dénoncer les méfaits du maoïsme. Qu’est-ce qui lui a permis de voir, là où l’Occident se laissait aveugler ?
Jérôme Michel : Simon Leys n’a jamais été le partisan d’une quelconque idéologie, que ce soit de droite ou de gauche. Il se présentait avant tout comme un catholique. En réalité, il refusait de mettre de l’absolu dans la politique. Et quand il est confronté en 1966-1967 à la réalité de la Révolution culturelle, il ne l’aborde absolument pas d’un point de vue politique. Ce qui l’intéresse, ce sont les faits. Il parle et lit le chinois. Et c’est en dépouillant la presse communiste chinoise, à la demande du consulat de Belgique à Hong Kong où il occupa un poste de chercheur en littérature chinoise et d’enseignant en histoire de l’art au sein du New Asia College, qu’il va tout simplement rendre compte de ce qu’il lit et voit.
Il assiste à l’assassinat d’un journaliste qui meurt quasiment sur le pas de sa porte. Il voit également de nombreux cadavres dériver des rivières de Chine jusqu’aux plages de la colonie. Il interviewe des réfugiés qui ont fui le régime. Il prend la mesure de la catastrophe en cours. Et c’est ce qui le conduit, à l’instigation pressante du sinologue René Viénet, à en faire un livre, Les habits neufs du président Mao. Le livre qui l’a révélé et a dévoilé la réalité du maoïsme à une époque où celle-ci était occultée par le dithyrambe de la gauche mais aussi de la droite gaulliste incarnée notamment par Alain Peyreffite. Un livre qui est à la fois une chronique factuelle et une interprétation des événements : « Cette révolution n’a de révolutionnaire que le nom et de culturel que le prétexte », elle cache en réalité, et c’est sa thèse centrale, une lutte féroce pour le pouvoir au sein du parti communiste. Une lutte menée par un despote qui veut revenir sur le devant de la scène après l’échec du Grand bond en avant.
Il y avait pourtant d’autres sinologues… Qu’est-ce qui fait que lui, a vu ? Quelles sont les clés, au fond, pour voir quand tout le monde pense autrement ?
J. M. : D’abord, Leys est sur place. Il enseigne à Hong Kong, et est initié par des jésuites aux arcanes de la politique chinoise et de l’histoire contemporaine de la Chine… Son premier voyage en Chine, avec des étudiants belges, en 1955, a été comme une sorte de choc amoureux, et son premier souci, dès son retour, a été d’apprendre la langue, de s’immerger dans la réalité chinoise, ce qui l’a conduit à partir à Singapour, puis à Taïwan où il a rencontré sa femme, une journaliste chinoise, et à Hong Kong.
Autre point important : s’il éprouve à l’époque une vague sympathie pour le régime communiste, parce que celui-ci a sorti la Chine d’une ère de malheur et redistribué les terres, il n’est en rien un orphelin de Staline, comme tant d’intellectuels par ailleurs. Il n’arrive pas à Hong Kong avec une conviction politique. En revanche, il est convaincu de la beauté de la poésie, de la culture classique chinoises. Il est d’ailleurs l’un des grands spécialistes de la peinture chinoise. Et c’est précisément parce que son regard n’est pas politisé qu’il va être aussi perméable à la réalité des faits. Rien ne le dérange en tant que tel. Il se donne le devoir de tout consigner. Mais de ces faits va se dégager une vérité qui n’est pas bonne à dire, à une époque où les spécialistes de la Chine la considèrent comme le nouvel Eldorado d’espérance révolutionnaire après la faillite de Staline et du système soviétique.
Comment Simon Leys a-t-il vécu, personnellement, les attaques contre lui ?
J. M. : Ça a été extrêmement douloureux. Du jour au lendemain il est devenu un paria. De prétendus spécialistes l’ont accusé d’être un agent de la CIA, de colporter de fausses nouvelles, de n’avoir aucune connaissance du pays. Leys aurait dû devenir universitaire en France mais il a fait l’objet d’une campagne d’une telle virulence que les instances universitaires lui ont refusé le poste de maître de conférences qu’il briguait. C’est l’une des raisons pour lesquelles il s’est exilé en Australie, où il a pu poursuivre sa carrière.
Au fond, Simon Leys est l’enfant du conte d’Andersen qui dit : « Le roi est nu, le roi est un despote, et ce n’est pas ce grand poète qui écrit l’histoire de la Chine sur une page blanche »… À la fin du conte d’Andersen, tout le monde remercie l’enfant d’avoir enfin dessillé les regards mais George Orwell commentait ce conte ainsi : « Andersen n’a aucune connaissance politique, parce que l’enfant qui fait cela, qui dit la vérité que l’on ne veut pas voir, est rossé. » Et Simon Leys, de fait, a été rossé. Il ne s’attendait pas à un tel retour de bâton. Il a fallu presque quinze ans avant qu’on reconnaisse en lui l’un des rares à avoir dit à ce moment-là la vérité. Philippe Sollers aura l’honnêteté de reconnaître que Simon Leys, dès 1968, avait raison, et qu’il avait raison avant tout le monde.
Il a fait preuve de courage ?
J. M. : Il a fait preuve de lucidité, de probité intellectuelle, et du courage de parler. Simon Leys a surtout souffert de cette insulte permanente à la vérité. On refusait de voir. C’est un thème très contemporain. On refuse de voir ce que l’on voit. Pour lui, le courage – comme le dit Péguy – c’est de dire ce que l’on voit, et, plus courageux encore, de voir ce que l’on voit. « Un fait, même infime, vaut mieux qu’un maître, même grandiose », écrit-il. Toute son éthique intellectuelle est là.
Dans son dernier séjour en Chine en 1972, dont il fait le récit dans Ombres chinoises (1974), il voit une Chine totalement lobotomisée, triste, hagarde, alors que perdure le discours d’une Chine enthousiaste, rouge, joyeuse… Lui a vu la déshérence des universités, les bibliothèques vides, la tristesse des gens. La Chine d’après la Révolution culturelle.
Quand on regarde la somme de connaissances que l’on pouvait avoir sur ce qui se passait en Chine, on avait tout pour voir. Comme en URSS à l’époque de Staline. Mais personne n’a pu imaginer, en tout cas parmi les pékinologues, cette catastrophe, que lui, tout simplement, a décrit. Il parle souvent de ce défaut, de cette carence d’imagination qui nous empêche, en réalité, d’accéder à la vérité. La peur ou la passion idéologique sidère l’imagination.
Sa foi a-t-elle joué dans cette lucidité face au réel ?
J. M. : Il faut rappeler néanmoins que de nombreux catholiques se sont engouffrés dans le maoïsme, au sein de la revue Esprit parmi d’autres…
Mais oui, sa foi a joué, je crois, de deux manières. D’abord, une certaine conception de la vérité. Il parle beaucoup de Pilate. Comme Pilate, « nous avions la vérité sous les yeux et personne ne l’a vue, ou alors tout le monde s’en lave les mains ».
Et deuxièmement, cette vérité-là est transcendante. Elle n’a rien à voir avec l’ordre politique. Simon Leys refuse – et cela le rapproche fortement de Camus – de mettre de l’absolu en politique. Il n’y a de vérités que relatives. En revanche il faut juger la politique au nom de valeurs qui ne sont pas politiques mais transcendantes.
Il y a aussi chez lui la primauté de la personne sur l’idée.
J. M. : Oui et, en cela, il est indissociable de George Orwell, sur lequel il a écrit un livre magnifique, Orwell ou l’horreur de la politique, entendue comme tous les fanatismes politiques. L’une des tares des idéologies, c’est qu’elles finissent toujours par faire disparaître la personne singulière. Dans son Hommage à la Catalogne, Orwell refuse de tirer sur un franquiste, qui part satisfaire un besoin naturel dans les ruines de Tolède parce que, dit-il, on ne tire pas sur un homme à ce moment-là. Là ce n’est plus un fasciste, c’est un homme. Leys voit là la marque de l’humanisme d’Orwell, qu’il partage. Le refus de faire disparaître les personnes sous des étiquettes. « Le mauvais riche », « le bourgeois », « l’intellectuel », pour reprendre la phraséologie maoïste…
Ou aujourd’hui, « le mâle blanc dominant de plus de 50 ans »…
J. M. : Exactement. Simon Leys nous aide encore, avec d’autres, à ne pas être asphyxiés par des discours parfois délirants, qui ont rompu avec le réel. Il cite souvent la fameuse réflexion de Winston dans 1984, qui oppose à la falsification générale du réel la réalité du monde concret:« Se rappeler toujours que l’eau mouille, que des pierres tombent… » Les truismes sont vrais, tout le reste en découle. Se rappeler que le réel n’est pas qu’une construction sociale, que la vérité préexiste à sa quête, qu’il y a des limites, des données, des invariants anthropologiques qui échappent à notre pouvoir. S’il devait en être autrement, alors l’idée même qu’il y ait un monde, bien commun à partager, disparaîtrait à jamais.
Qu’est-ce qui peut également nous aider à ne pas rompre avec le réel ?
J. M. : Il y a le conseil d’Alphonse de Waelhens, son cousin et professeur de philosophie à Louvain : « Lisez beaucoup de romans ».
Ce que dit le pape François d’ailleurs.
J. M. : Exactement. La littérature nous libère. Elle peut dessiller nos yeux, nous révéler qu’au fond, rien n’est simple, que tout est ambivalent, et c’est le charme, au sens très fort du terme, de la littérature, que de refuser justement les catégorisations, les étiquettes. L’une des clés, je crois, c’est le pouvoir de la littérature, de la poésie.
Leys a-t-il encore a-t-il encore quelque chose à nous dire de la Chine de Xi Jinping ?
J. M. : À partir de La forêt en feu (1983), il a cessé d’écrire sur la politique chinoise, pour une raison très simple : il pensait avoir tout dit, et que rien n’avait vraiment changé. La Chine restait un régime totalitaire même avec cette pseudo-transformation en société capitaliste effrénée. En revanche il a écrit, à la fin de sa vie, Anatomie d’une dictature post-totalitaire, une très belle réflexion sur les écrits du prix Nobel de la paix Liu Xiaobo, dans lequel il a fait la radiographie d’une société devenue amnésique. La Chine n’a jamais fait son examen de conscience. Un grand portrait de Mao Zedong trône toujours place Tian An Men, comme une sorte d’interdit absolu.
Pour Simon Leys, la Chine d’aujourd’hui est la conjonction de ce qu’il y a de pire dans le capitalisme et dans le communisme. Le seul but assigné à la société chinoise est celui décrit dans La philosophie du porc de Xiaobo: s’enrichir, consommer, manger dans son auge, et c’est tout.
(1) Simon Leys. Vivre dans la vérité et aimer les crapauds, Jérôme Michel, le bien commun Michalon, 128 p., 12 euros.
Commentaires
Quelle drôle de combinaison:
Un article sur l'importance de voir la réalité cachée par des personnages au pouvoir réel où les paroles du Saint-Père François sont également louées.
Drôle !
Simon Leys
https://lanouvelleligne.com/simon-leys-navigateur-entre-les-mondes/