De Chantal Delsol, publié sur le site de La Nef :
Communisme et nazisme : pourquoi une telle différence de traitement ?
La Nef n°373 Octobre 2024, mis en ligne le 20 décembre 2024.
La différence de traitement entre le nazisme et le communisme est toujours propre à nous stupéfier. Depuis un demi-siècle on ne s’indigne que des horreurs nazies, alors que celles du communisme sont pratiquement passées sous silence. On n’en finirait pas de citer les innombrables films sur la Shoah, tandis que les goulags sont passés presque inaperçus. Certains auteurs plus sincères et moins trouillards, comme Ernst Nolte, qui avaient le front de signaler en passant que Hitler a trouvé ses méthodes terrifiantes chez Staline, ou bien que le régime soviétique a fait beaucoup plus de morts que le nazisme, ont été vilipendés. Un manichéisme persistant désigne le diable dans le nazisme, et dans le soviétisme, un régime qui, en voulant le bien des humains, s’est fourvoyé par naïveté…
Comment expliquer cela ? Sans doute par l’origine de chacun des totalitarismes. Il faut revenir, pour le comprendre, à l’origine de la modernité, c’est-à-dire à la saison révolutionnaire (XVIIIe siècle). Le mouvement d’émancipation qui secoue alors l’Occident est vu comme la promesse du bonheur humain. Les Lumières suscitent au XIXe siècle en Occident cet immense mouvement que l’historien Olivier Grenouilleau appelle la grande moralisation du monde : abolition de l’esclavage, lutte contre l’alcoolisme, émancipation des femmes, puis, un peu plus tard, lutte contre la peine de mort, la torture, etc. En même temps, monte (en partant de l’Allemagne) un courant anti-Lumières, qu’on peut situer entre Jacobi et Herder : volonté de sauver les traditions religieuses et morales. Or il se trouve que ces deux courants vont se donner au XXe siècle, par exacerbation, chacun leur extrême. Le communisme représente l’extrême des Lumières et le nazisme, l’extrême des anti-Lumières. Le communisme invente une utopie de l’émancipation totale. Le nazisme invente lui aussi une utopie en voulant restaurer des traditions fantasmées – vouloir revenir au passé est aussi utopique qu’aller vers un avenir idéalisé : on peut aimer le passé, mais de toutes façons, nous n’y retournerons pas.
Naturellement, l’un et l’autre entrent en folie et en horreurs. Mais en tant qu’excès de l’émancipation, le communisme n’est pas haï : il a manqué de mesure, certes – c’était par compassion pour les humains. À l’inverse, en tant qu’excès des anti-Lumières, le nazisme est considéré comme suppôt de Satan. C’est la réputation extraordinaire dont bénéficient les Lumières en Occident qui explique la différence de traitement entre les deux totalitarismes. Naturellement cette différence de traitement n’est pas honnête. Elle n’a pas de légitimité, mais elle a des causes.
Je voudrais ajouter un point. Il y a une dizaine d’années, j’ai été invitée à un colloque à la frontière de la Pologne et de l’Ukraine, sur la similarité des deux totalitarismes. Il y avait là un tiers de Russes, un tiers de Polonais et un tiers d’Allemands. Après avoir disserté pendant trois jours pour dire à quel point nazisme et communisme se ressemblaient, il y a eu un dîner d’adieu au cours duquel un Russe a été invité à chanter en s’accompagnant de sa guitare. Il a chanté un vieux chant léniniste dans lequel il est dit que les Polonais doivent être esclavagés et tués, d’une violence extrême, et à ma grande surprise, les Polonais se sont mis à chanter avec les Russes, pleins de joie – certains mêmes montaient sur les tables pour taper du pied avec le rythme. J’ai demandé la parole et j’ai demandé si on pouvait demander aux Allemands de chanter ensemble un chant nazi : à ces mots, comme on pouvait s’y attendre, tous les Allemands ont piqué le nez sur leur assiette. Alors je leur ai demandé pourquoi les deux totalitarismes, dont ils venaient de démontrer la similitude pendant trois jours, étaient si différemment traités. Ils m’ont donné leurs raisons. Le nazisme, disaient-ils, a duré douze ans. Cela peut être considéré, dans une vie humaine, comme une parenthèse, terrible évidemment, mais une parenthèse, qu’on peut rejeter loin de soi. Tandis que le communisme a duré plus d’un demi-siècle : le temps pour un humain d’entendre les berceuses de sa mère, d’aller à l’école, de tomber amoureux, de fonder une famille, de découvrir ses cheveux blancs. Bref : toute la vie, et chacun n’a qu’une seule vie, il n’est donc pas possible de dire que tout y était cafardeux et terrible. On se remémore les bons moments sous le communisme parce qu’on n’a eu que cela. Cela explique, je crois, en partie, pourquoi les Russes ne rejettent pas le communisme comme les Allemands rejettent le nazisme. Ce régime a duré si longtemps qu’il faisait partie intégrante de leur vie. Il faut naturellement ajouter à cela leur nationalisme, qui les empêche de juger leur propre régime, et l’interdiction qui leur a été faite de savoir vraiment ce qui s’était passé pour en tirer des leçons, comme en Allemagne.
L’extrême gauche et l’extrême droite reçoivent les mêmes faveurs ou défaveurs que les totalitarismes correspondants. Mélenchon, ce sont les Lumières, et Le Pen, les anti-Lumières. Le crédit ou le discrédit attenants sont de l’ordre du symbole et ne regardent plus les réalités. Nous sommes dans le mythe.
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Commentaires
D'une part, il faudrait que les horreurs du communisme soient aussi bien connues et comprises que les horreurs du nazisme, et soient connues et comprises précisément en tant qu'horreurs, consécutives voire consubstantielles à l'adhésion des uns et à la soumission des autres au communisme, en tant qu'ideologie porteuse de ces horreurs ou, en tout cas, propice à ces horreurs.
Mais les dirigeants du système audiovisuel comme ceux du système éducatif ne tiennent pas particulièrement à ce que le communisme soit connu et compris, en plénitude, en tant qu'horreur, au même niveau ou au même titre que le nazisme. Il est certain qu'il n'est pas dans leur intérêt que les citoyens sachent vraiment à quoi s'en tenir.
Ainsi, aujourd'hui encore, de même que beaucoup s'imaginent que c'est avant tout, sinon seulement à cause des contraintes extérieures que la révolution française a mal tourné (à partir de 1790 ?) de même beaucoup considèrent que c'est essentiellement sinon exclusivement en raison des contraintes extérieures que la révolution russe a mal tourné (à partir de 1918 ?).
D'autre part, il faudrait que les hommes et les femmes comprennent que le communisme ne fonctionne pas avant tout à l'horreur idéologico-politique, policière, judiciaire et géopolitico-militaire, mais fonctionne avant tout à l'horreur philosophique et morale et économique et sociale.
Pour bien comprendre ce dont il est question ici, le mieux est de remplacer le mot horreur par le mot absurdité ; certes, le communisme n'a pas le monopole de l'absurdité, ou de la contradiction interne fondamentale et irrémédiable, sur le plan philosophique et moral comme sur le plan économique et social, mais il constitue un courant de pensée et d'action qui entend précisément tirer parti de ces contradictions fondamentales pour apporter à la fois un maximum de liberté individuelle et, surtout, un maximum de justice collective à l'intérieur de la société.
Or, un système qui se veut officiellement libérateur a été effectivement asservissant presque partout où il a conquis le pouvoir, et un système qui se veut officiellement générateur de justice économique et sociale a été effectivement porteur d'absurdité économique et sociale presque partout où il a exercé le pouvoir ; il semble bien que cela donne à penser et que cela ne soit pas le produit du hasard.
Enfin, la raison profonde pour laquelle nos dirigeants ne veulent pas que nous connaissions et comprenions le communisme en tant qu'horreur est la suivante : ils ne veulent pas que nous comprenions jusqu'où peuvent aller l'aveuglement, la complicité, le consentement et la servilité des individus et des collectivités, au service d'une utopie apparemment "positive", à la différence, notamment, du nazisme.
En effet, il n'est pas du tout dans leur intérêt que nous comprenions les ressorts manipulatoires et mobilisateurs qui débouchent sur l'aveuglement, la complicité, le consentement et la servilité, au service de telle ou telle autre utopie, elle aussi apparemment "positive".