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L'intelligence artificielle et les mesures à prendre pour s'en protéger

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Lu sur Claves (FSSP) :

L’intimité assiégée : Interview exclusive avec Xavier Lanne

Xavier Lanne exerce une activité professionnelle dans la cyberdéfense, et a également travaillé dans le domaine de l’intelligence artificielle et des systèmes embarqués. Il est l’auteur de plusieurs articles en ligne sur l’usage éthique des technologies numériques et publie aujourd’hui chez Téqui un ouvrage qui fera date : L’intimité assiégée. Nous avons lu avec beaucoup d’intérêt son manuscrit, et il a très aimablement accepté de répondre aux questions de Claves.

Claves : Cher Xavier, quels sont les éléments ou les événements qui vous ont amené à vous poser le problème de l’ingérence des technologies dans nos vies privées ?

Je dirais que c’est une conjonction de plusieurs facteurs. Sur le plan personnel, j’ai commencé à m’intéresser à l’informatique en 2013. Or, 2013 est une année chargée en débat et en polémique, puisque nous sommes en plein combat pour la défense de la famille. Les débats sont alors principalement soutenus et médiatisés par la Manif pour tous. C’est dans ce contexte politique et social tendu autour des questions bioéthiques qu’arrive un élément fondamental à l’origine de ma réflexion : les révélations de Snowden le 6 juin 2013. Ces révélations nous donnent une vision inédite sur l’étendue de la surveillance de masse réalisée par les États-Unis dans le monde.

C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à me poser des questions autour de la protection de la vie privée, tout d’abord d’un point de vue technique, pour apprendre à la protéger. Petit à petit, j’ai pris conscience que certains problèmes se poseraient à plus longs termes. Car au-delà des ingérences politiques induites par ce genre de surveillance, nos données allaient servir à entraîner des IA. C’est probablement la raison pour laquelle Google était pionnier en la matière. À cette époque, les IA sont donc principalement développées par les GAFAM, qui soutiennent le transhumanisme. Je me pose alors la question de savoir si ne pas protéger ses données personnelles, c’est déjà soutenir le transhumanisme.

Finalement, j’ai fini par me détacher de toute considération technique pour me poser la question : n’y a-t-il pas un besoin naturel intrinsèque de l’homme à protéger une certaine vie privée ?

Claves : Parmi les nombreuses publications récentes sur les thèmes du respect de la vie privée, des données personnelles, de l’intelligence artificielle et des dangers qu’elle comporterait, vous soulevez un thème peu exploité : celui de l’intimité. Pouvez-vous nous en dire plus ?

L’intimité est un thème très peu développé dans la littérature. Le sujet émerge essentiellement avec la démocratisation d’Internet, dans les années 2000. Des psychologues, des sociologues et des philosophes s’y intéressent principalement pour analyser l’émergence de nouveaux comportements consistant à publier sa vie personnelle sur les réseaux. C’est donc assez naturellement qu’on se questionne sur ce sujet davantage à notre époque qu’aux précédentes.

Dans les groupes défendant la vie privée, plusieurs personnes prennent position en ce sens. Ils montrent que la raison fondamentale qui devrait nous pousser à protéger notre vie privée, c’est l’intimité. Émerge alors l’idée que l’intimité n’est pas une notion subjective, sujette à des circonstances données, mais bien objective, qu’elle est inscrite dans tous les êtres humains. Cependant, cette notion reste encore assez vague, et on a beaucoup de mal à saisir précisément la notion sous-jacente.

Claves : Comment définissez-vous l’intimité ?

Étymologiquement, l’intimité désigne ce qui est au plus profond. Succinctement, on peut dire que l’intimité est à la fois ce qui nous définit en tant qu’individu et ce qui motive nos actes. En d’autres termes, c’est ce qui nous permet d’exister en tant qu’individu, avec tout ce qui nous rend unique. Et ce sont ces motivations profondes, qui émergent de ce que nous sommes, et qui nous poussent à poser certains actes.

Au cours de mes recherches, je me suis rendu compte qu’on pouvait mettre en lumière deux mouvements dans l’intimité : un premier qui part de l’individu afin de l’accomplir dans ce qu’il a de meilleur ; un second qui porte plutôt l’individu à se protéger du regard d’autrui.

Par ailleurs, un dernier élément essentiel à prendre en compte dans la définition de l’intimité, c’est le rôle de la conscience. La conscience intègre deux aspects essentiels : la conscience de soi et des choses, et la règle interne morale qui nous permet de discerner le bien du mal.

Claves : Ce thème est-il directement ou indirectement relié à celui de notre consommation des écrans et des nouvelles technologies ?

Je dirais que la question de l’intimité est directement liée à l’usage que nous avons des technologies numériques.

Tout d’abord, parce qu’il y a cette capacité des applications à accéder à nos motivations les plus profondes en récupérant une masse monumentale de données personnelles. Ils peuvent ainsi prédire un certain nombre d’évènements qui peuvent survenir dans notre quotidien, et cerner précisément les éléments intérieurs qui motivent nos actes.

C’est à partir de là que cela impacte notre façon d’utiliser les écrans. En effet, un certain nombre d’applications ciblent le contenu en fonction des données récupérées dans le but de capter notre attention le plus longtemps possible à des fins économiques mais aussi de pouvoir. On voit aussi de plus en plus d’applications capables d’adapter leur interface en fonction des intentions tacites de l’utilisateur.

Cela engendre deux problèmes : le temps passé sur les écrans, car notre attention est parfaitement captée par les applications (en moyenne, les utilisateurs de Tiktok y passent plus d’une heure par jour) ; et notre incapacité à nous définir sans notre smartphone qui contient une bonne partie de notre vie. Ces deux aspects seraient très largement amoindris si nous ne laissions aucunes données personnelles fuiter.

Enfin, je n’en parle pas ici, mais ce viol de l’intimité ouvre tout grand la porte à la manipulation.

Claves : Permettez-nous de poser une question peut-être étonnante : votre ouvrage, votre réflexion et vos conseils, s’adressent-ils en particulier à un public catholique, ou au moins croyant ?

Quand je me suis lancé dans l’écriture de ce livre, telle était bien mon intention. À l’époque, ChatGPT n’existait pas, et les réflexions éthiques développées par les catholiques dans le domaine des technologies se cantonnaient bien souvent au temps passé devant les écrans. Je voulais toucher les catholiques pour réfléchir sur l’usage même que nous avions des technologies. Pour moi, il s’agit de définir comment avoir un usage sain et vertueux des technologies, et non de dire pourquoi s’en éloigner.

Maintenant que ce livre est terminé, je me rends compte que ma pensée a évolué sur plusieurs points. Et je pense sincèrement qu’il peut s’adresser à un public beaucoup plus large, d’autant plus dans le nouveau contexte de l’émergence de l’IA. Beaucoup prennent conscience qu’on entre dans un monde à deux vitesses : ceux qui veulent simplement rester humains et voir la technologie comme un outil, et ceux tentés par l’augmentation, par le transhumanisme.

Dans ce contexte de vive réflexion éthique et morale, je pense que les aspects proprement catholiques – car on ne peut les ignorer – ne sera pas un frein pour les personnes qui souhaitent se forger un avis en explorant les différents points de vue. Par ailleurs, ma réflexion se base et reprend de nombreux éléments développés par des défenseurs de la vie privée qu’on ne peut généralement pas qualifier de catholiques. Il y a donc dans cette réflexion de nombreux fondements universels qui pourront toucher un public plus large. J’espère qu’un certain nombre venant de ces milieux porteront considération à mes développements.

Claves : La protection de l’intimité est-elle un sujet qui touche plus profondément à la nature même de l’homme ? Quels sont les dangers que la violation technologique de nos intimités fait peser sur les personnes et plus largement sur les sociétés ?

Oui, tout à fait. Je pense qu’on peut assez intuitivement voir que l’intimité est un sujet beaucoup plus profond et universel que la simple vie privée. L’intimité touche davantage à l’essence de notre être, à notre individualité, à ce qui fait ce que nous sommes.

Lorsqu’on viole l’intimité, technologiquement ou pas d’ailleurs (même si dans le contexte, c’est ce premier cas qu’on étudie principalement), le risque est avant tout une perte d’identité et de liberté. Si nous ne sommes plus capables de vivre cette intimité qui nous permet de nous recueillir en nous-mêmes pour nous connaître, mais aussi pour faire grandir ces désirs les plus profonds qui nous font avancer dans la vie, il va être très compliqué de se forger une identité.

Le second danger, c’est une perte de notre liberté, car je soutiens l’idée que la vraie liberté se construit dans l’intimité. En effet, j’ai dit plus tôt dans la définition que l’intimité était la source la plus profonde de la motivation de nos actes. Si on efface celle-ci, que nous reste-t-il pour agir ? Rien si ce n’est le monde extérieur. Et c’est la porte grande ouverte à toutes les formes d’influence et de manipulation.

D’autres éléments sont aussi à prendre en considération. Notamment, dans le cadre plus spécifique mais bien réel de la surveillance de masse, on peut souligner la déresponsabilisation des individus vis-à-vis de leurs actes, ainsi qu’une diminution de la valeur des actes bons et une perte du sens de l’éthique des vertus.

Enfin, le dernier danger que j’aimerais évoquer, c’est la perte durable de la paix. Car sans intimité, il ne me semble pas possible de vivre dans une paix véritable et profonde. Je crains que le monde actuel ne perde de vue le véritable sens de la paix. Cette question n’est certainement pas étrangère à l’explosion du taux de suicide et de dépression dans les jeunes générations dépendant des réseaux sociaux.

Claves : D’un point de vue religieux, quels vous semblent être les enjeux essentiels de la sauvegarde et du respect de l’intimité ?

Il y a effectivement un caractère fortement religieux dans l’intimité, je ne l’ai pas beaucoup développé ici. Même les philosophes non catholiques qui ont travaillé sur ce sujet touchent du doigt cet aspect religieux, sans le nommer toutefois.

Je pense qu’un des aspects essentiels est justement évoqué par François Jullien – sur qui je m’appuie beaucoup dans mes développements – lorsqu’il dit qu’elle est « une façon de ré-entrer dans la morale. » L’intimité est effectivement un moyen naturel de retrouver le goût d’une certaine morale objective.

Il y a en effet dans l’intimité ce mouvement qui nous pousse à cacher certains aspects de notre personne du regard des autres. Ce mouvement, parfaitement naturel, doit nous interroger, car il nous dit quelque chose d’important : notre humanité, blessée par le péché originel, nous invite à nous décentrer de nous-mêmes et à nous ré-ancrer en Dieu. Cet aspect de l’intimité nous rappelle que nous avons perdu une certaine perfection de notre nature.

Finalement, on peut voir dans l’intimité un enjeu majeur : celui de nous détacher des biens terrestres pour trouver notre accomplissement en Dieu, qui est la source de notre être, dans le but de nous accomplir en Lui. Or, si l’intimité est aussi la source de la motivation de nos actes, elle nous invite également à repenser nos comportements, dans la vertu, vis-à-vis des technologies. Il y a un comportement in-ajusté quand on sait qu’en moyenne, les utilisateurs de smartphone vérifient la présence de nouvelles notifications 50 fois par heure.

Claves : Quelle est alors l’urgence pour les catholiques français du XXIe siècle ?

En ce moment, il y a malheureusement beaucoup d’urgences…

Je dirais que l’une d’entre elles, c’est de se réapproprier la technologie pour l’utiliser sans faire de concession sur nos convictions morales. Le « monde numérique » est récent, il ne s’est vraiment démocratisé qu’il y a une trentaine d’années. Il nous faut le dompter, si je puis dire. Il y a beaucoup à faire pour s’en servir vertueusement.

Pour cela, il faut entre autres se former. On le répète souvent, mais c’est toujours aussi vrai, pour toutes les générations. Plusieurs échos expliquent constater une baisse générale des compétences dans le domaine informatique dans la nouvelle génération[1], probablement en raison de la simplification extrême des outils permettant à tout le monde de faire des choses qui sont techniquement très complexes dans le fond. Il y a du bon dans la simplification, mais cela ne doit pas se faire au détriment de notre compréhension des outils que nous utilisons. Il y a certains fondamentaux à connaître.

Donc, se former, notamment pour comprendre et maitriser les nouvelles technologies. Il ne s’agit pas de tous devenir technicien dans le domaine, mais simplement de se donner les moyens de n’en être plus esclave !

Après près de 10 années de réflexion, je rejoins finalement Jaron Lanier lorsqu’il dit que « chacune de [nos] communications et de [nos] interactions en ligne se font exclusivement par la manipulation ». Je crois qu’il faut vraiment comprendre que les réseaux sociaux (principalement) ne sont pas un moyen sain de suivre l’actualité, ni de se former, ni même de communiquerNe croyez pas Elon Musk lorsqu’il dit « Vous êtes maintenant les médias » (sous-entendu « grâce aux réseaux sociaux »).

Tous ces moyens ne génèrent que de l’information éphémère. Ce dont on a besoin, c’est de formation, c’est ce qui fait grandir l’âme, c’est ce qui nous rend meilleur. La formation s’accompagne d’un ingrédient essentiel : vivre des vertus.

Claves : Pour terminer, quels seraient les trois conseils concrets et efficaces que vous donneriez à vos lecteurs, qui s’effraient du danger qui pèse sur leur intimité, sans savoir vraiment comment réagir ?

Tout d’abord, pour ce qui est de la vie numérique, je dirais de requestionner objectivement les applications choisies, leur utilité, et prendre le temps de chercher et d’utiliser des alternatives respectueuses de nos données personnelles.

Ensuite, je pense qu’il faut cultiver ce que j’appellerai la « vertu d’intimité ». Il s’agit d’agir et de communiquer selon une juste mesure, adaptée aux circonstances et à ce que nous dictent notre conscience. Il faut savoir préférer le silence que de chercher à capter le regard et l’attention des autres (aussi bien via numérique qu’au quotidien, tenu vestimentaire, parole sur autrui, etc.). C’est aussi de prendre le temps d’être à ce qu’on fait, savoir se concentrer sur ce qui est devant nous, et non sur ce qui se passe à l’autre bout d’Internet.

Enfin, il y a la prière comme moyen incontournable d’entretenir et de faire grandir notre intimité. C’est encore plus vrai avec les sacrements, particulièrement de confession et d’eucharistie

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