De Nicolas Bauer sur le FigaroVox via le site d'ECLJ (European Center for Law and Justice) :
INTERDICTION DE LA BURQA : BRAS DE FER ENTRE L'ONU ET LA CEDH
PAR NICOLAS BAUER
Cet article a été publié sur le FigaroVox le 23/10/18
FIGAROVOX/TRIBUNE - Le Comité des droits de l'homme de l'ONU a condamné la loi de 2010 sur le voile intégral, que les juges de la CEDH avaient pourtant approuvée. Nicolas Bauer dénonce une complaisance des Nations unies envers l'islam.
Le Comité des droits de l'homme de l'ONU a donné raison aux deux femmes musulmanes accusant la France de violer leur droit à la liberté de religion, par la loi de 2010 interdisant le port du niqab dans l'espace public. Cet avis du Comité onusien, obligatoire sans être contraignant, s'oppose consciemment à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Malgré les critiques que l'on peut faire habituellement aux juges de Strasbourg, ceux-ci ont en effet eu le mérite d'approuver la législation française sur le voile intégral.
Ce n'est pas la première fois que ces deux institutions de protection des droits de l'homme révèlent leur désaccord profond sur le port de signes et vêtements religieux. Des universitaires qualifient même cette opposition de «bras de fer». Ainsi, il y a quelques années, la CEDH et le Comité des droits de l'homme se sont tous les deux penchés sur la question de l'interdiction du port du turban sikh sur les photographies d'identité apposées sur des documents administratifs. Alors que les juges de Strasbourg avaient donné raison à la France, les «experts» de Genève ont quant à eux considéré que la liberté de religion de la communauté sikh avait été violée. Des litiges similaires ont également conduit les deux instances à évaluer la législation française prohibant le port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques. Là encore, le Comité a demandé à la France de «revoir», à la lumière des droits de l'homme, la loi du 15 mars 2004 validée quatre ans plus tôt par la CEDH. Dans ses constatations récentes sur l'affaire Baby Loup, le Comité onusien avait même nié l'autorité des juges de Strasbourg, en méprisant explicitement leur appréciation du sens du voile islamique.
Plus globalement, le Comité a classé les restrictions françaises du port de signes religieux qualifiés d'ostensibles parmi ses «principaux sujets de préoccupation et recommandations» . Pourquoi cette complaisance à l'égard des manifestations visibles de l'islam? Rappelons d'abord que le Comité - et plus globalement l'ONU - est soumis à de fortes pressions religieuses. Certes, il est composé d'«experts indépendants» ne recevant en principe aucune instruction des États. Mais ceux-ci sont héritiers de traditions nationales et religieuses ayant un impact fort et inévitable sur leur conception de la liberté de religion. En particulier, près de 30 % des experts proviennent d'États membres de l'Organisation de la coopération islamique (OCI), qui ont signé et ratifié la Déclaration des droits de l'homme en islam du Caire (5 août 1990). Cette formulation juridique de la charia rejette la liberté de religion et précise que l'«islam est la religion naturelle de l'homme». De plus, les États asiatiques, eux aussi influents à l'ONU, examinent la liberté de religion à l'aune des pratiques de leurs populations, impliquant souvent le port de vêtements religieux traditionnels.
Au contraire, les juges de Strasbourg sont plus courageux sur les questions liées à l'islam. La CEDH tient en effet compte de l'histoire et de la réalité de la civilisation européenne et ne cherche pas à appliquer une vision abstraite et universelle des droits de l'homme. Même si l'on parle de «Nations unies», le Comité des droits de l'homme ne devrait pas juger du port du niqab de la même manière en France et en Arabie Saoudite!
Pour ces raisons, les musulmans qui s'opposent aux lois françaises font appel au Comité et non à la CEDH. Ainsi, alors que les avocats de la salariée voilée de la crèche Baby Loup avaient d'abord indiqué leur intention de saisir la Cour de Strasbourg, ils ont finalement privilégié le Comité, considéré comme «moins directement efficace mais plus constant dans ses décisions que la Cour européenne des droits de l'homme, qui a tendance à laisser une large marge d'appréciation aux États» (Me Henry). Cette fois, les deux femmes verbalisées pour avoir porté le niqab sont aussi allées chercher un soutien à Genève. Si le Comité n'a pas autant de poids que la CEDH, un avis des experts de Genève a tout de même une réelle portée juridique et politique. Cette instance a en effet acquis une importance essentielle en droit international et tend à devenir une quasi-juridiction. Si bien que, toujours dans l'affaire Baby Loup, le premier président de la Cour de cassation Bertrand Louvel a fait savoir dès septembre 2018 son intention de «tenir compte de cette interprétation divergente du droit» . En ce qui concerne le port du niqab dans l'espace public, il est donc possible que l'interprétation de la loi de 2010 s'assouplisse également…
Le plus probable, en réalité, est que la France refuse de modifier sa législation sur le niqab et invoque pour justifier ce choix la jurisprudence de la CEDH. Cela a été la stratégie du ministre des Affaires étrangères dans les affaires précédemment citées sur les photos d'identité et les écoles publiques. Ceux-ci avaient alors rappelé aux experts de l'ONU que la législation française avait été «jugée conforme au système européen de protection des droits de l'homme par la Cour européenne des droits de l'homme». Cette déclaration montre comment la profonde divergence entre Strasbourg et Genève sur les signes religieux peut être exploitée par les États en fonction de leurs intérêts et amoindrir l'autorité de ces deux instances. C'est ainsi tout le système de protection international des droits de l'homme qui est affaibli par le «bras de fer» idéologique entre la CEDH et l'ONU.
Car l'enjeu est bien idéologique. S'opposent d'un côté la laïcité et la «neutralité», qui tendent à être sacralisées par la CEDH, et de l'autre l'islam, dont les pressions se font ressentir à l'ONU. Alors que les standards internationaux en matière de droits de l'homme devraient être proches, la CEDH et l'ONU conçoivent la liberté de religion comme un outil au service d'objectifs divergents. Pour la CEDH, l'enjeu central est de déterminer si un signe ou vêtement religieux peut être concilié avec la tolérance, la non-discrimination et l'égalité entre les sexes. Pour l'ONU, ce qui compte est de faire respecter ces principes entre les religions, même si c'est au détriment de l'égalité des sexes. Cette confrontation idéologique tend à réduire les droits de l'homme à un champ de bataille idéologique, autrement dit à un terrain sur lequel se confrontent les civilisations en lutte.
Surtout, l'application aux religions du principe de non-discrimination est dangereuse pour la civilisation occidentale. Cela tend à niveler des religions qui n'ont pas du tout le même rapport à la dignité humaine, en particulier au respect des femmes. Dans ce contexte de divisions fragilisant les instances internationales, la France est la seule légitime pour déterminer la place qu'elle souhaite accorder à l'islam, en fonction de son histoire et de sa culture.