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La mort d'un grand philosophe méconnu

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De Denis Sureau sur son blog d'information "Chrétiens dans la Cité" :

Mort du philosophe Robert Spaemann

Robert Spaemann est mort le 10 décembre 2018 à l'âge de 91 ans. Insuffisamment connu en France malgré le travail de traduction persévérant de Stéphane Robilliard, il était le plus important philosophe catholique allemand contemporain. Né à Berlin en 1927, il a enseigné à Munich, Heidelberg et Strasbourg. Sa philosophie morale, s’appuyant sur Aristote et saint Thomas, se veut une tentative pour dépasser, par une discussion rationnelle, les difficultés des conceptions morales modernes (kantisme, utilitarisme, conséquentialisme, éthique de la discussion…). A la morale du devoir, il préfère la morale qui considère que le (vrai) bonheur est le but de tout homme et qui est ouverte sur la transcendance : sans « théorie de l’absolu », tout s’effondre.

Comme sa pensée est complexe, quoique sans complexes, on pourra lire avec profit en guise d’introduction Nul ne peut servir deux maîtres(Hora Decima, 152 p., 2010), petit livre d’entretiens avec Stephen de Petiville. Esprit indépendant venu de la gauche, Spaemann n’a cessé d’approfondir la relation entre la nature et la raison – mais une raison éclairée par la foi. Il est aussi un acteur engagé : contre le réarmement de l’armée allemande dans les années 50, contre le nucléaire dans les années 60, contre l’éducation libertaire dans les années 70, contre l’avortement et l’euthanasie depuis les années 80. Jean Paul II lui a ouvert les portes de l’Académie pontificale pour la vie. Joseph Ratzinger l’a rencontré tardivement, mais avec une admiration qui a suscité une véritable amitié. Au plan religieux, tous deux partagent un même attachement liturgique ainsi qu’une vision d’une Église vécue comme signe de contradiction face au relativisme dominant. « Le seul moyen de combattre le mal réside dans la conversion et le fait de devenir chrétien. » Et pour conquérir les cœurs, le christianisme doit apparaître comme vrai, comme bon (comme source de salut) et comme beau (comme source de joie). Les premières traductions françaises de ses livres ont été Bonheur et bienveillance (PUF 1997), une importante synthèse de sa réflexion éthique, et, plus accessible, dans la collection de poche « Champs », Notions fondamentales de morale (Flammarion, 1999), où il réfléchit sur l’éducation, la culture, la justice, les critères de l’action bonne, et répond aux questions habituelles : le bien et le mal sont-ils relatifs, doit-on toujours suivre sa conscience ? On notera la réfutation de la distinction pernicieuse entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.

 

Plus ardu mais fondamental est son essai intitulé Les personnes. Essai sur la différence entre « quelque chose « et « quelqu’un » (Cerf, 2009). L’ambiguïté de l’usage de la notion de « personne » dans les questions sur le début et la fin biologique de la vie humaine rend nécessaire une analyse en profondeur de ce qu’est la « personne humaine », par-delà des perspectives purement sociologiques. La personne renvoie à une nature, explique le philosophe munichois, réfutant les thèses utilitaristes ou kantiennes. En tant que participant à la nature humaine, appartenant biologiquement au genre humain, tous les hommes sont des personnes – y compris les débiles profonds ou les petits enfants, qui ne sont pas de simples « personnes potentielles ». Une leçon magistrale et subtile au service d’une intervention intelligente dans les controverses bioéthiques.

Les Presses Universitaires de l’IPC ont également publié Chasser le naturel ? (208 p., 24 €). La notion de nature est au centre des débats contemporains : en effet, l’affirmation libérale d’une autoaffirmation illimitée, devenue norme sociale absolue, se heurte à la reconnaissance d’une nature objective. 

Spaemann est également l’auteur d’études de référence sur trois penseurs français : Bonald, Fénelon et Rousseau. Seule celle sur Bonald (écrit à l’age de 25 ans) est disponible en français : Un philosophe face à la Révolution. La pensée politique de Louis de Bonald (Hora Decima, 2008). Il y analyse l'« irréductible ambivalence » de sa philosophie. Le vicomte Louis de Bonald (1754-1840) est considéré, avec Joseph de Maistre, comme un maître du traditionalisme contre-révolutionnaire. Théoricien de la Restauration aujourd’hui peu lu – son style manque de grâce -, il est régulièrement cité par les historiens des idées politiques parmi les principaux inspirateurs de Charles Maurras et de l’école d’Action française. Filiation juste mais incomplète, car la pensée bonaldienne, plus moderne qu’on ne l’imagine, est plus largement à l’origine de la sociologie qui a envahi les universités au vingtième siècle. Et sa théorie du langage n’est pas sans affinités avec certaines thèses de la linguistique contemporaine. Dans son étude à la fois perspicace et bienveillante, Spaemann montre comment, pour légitimer rationnellement la monarchie de droit divin, Louis de Bonald a tenté de retourner la modernité politique contre elle-même. L’entreprise était risquée, pour ne pas dire vouée à l’échec. Bonald était catholique, mais sa philosophie aux antipodes de la tradition gréco-thomiste. Il définit la vérité à partir de son utilité pour la société. Même les dogmes chrétiens « sont vrais parce qu’ils sont utiles à la conservation de la société civile » La poursuite d’un bien commun de nature morale et spirituelle (la vie bonne d’Aristote ou de saint Thomas) est absente d’un système qui vise la seule conservation sociale. Par exemple, l’existence des ordres religieux est justifiée dans la mesure où ils accueillent des personnes inutiles à la société (car trop faibles ou trop sensibles, dit-il) et évitent une croissance excessive de la population (Bonald adhère aux thèses de Malthus). Bonald déclare : « L’homme n’est ici-bas que pour perfectionner ses moyens de conservation physique et morale ». Ce que Spaemann qualifie de nihilisme de droite, ajoutant : « on y voit pour la première fois une théorie rigoureusement fonctionnaliste de la société revendiquer le statut de prima philosophia ». La métaphysique va céder la place à la sociologie, nouvelle science qui englobe tout. « La pensée contre-révolutionnaire devient l’accomplissement de la pensée révolutionnaire ». Pour élaborer sa « théorie de la société », Bonald s’appuie sur Descartes ou Malebranche. Ses auteurs préférés : Hobbes, Locke, Montesquieu, Condillac et même Rousseau qu’il critique tout en lui empruntant (quitte à le transformer) le concept de « volonté générale ». Il est autant le successeur que l’adversaire des Lumières, explique Spaemann. Il défend Dieu « mais on accède chez lui au concept de Dieu lui-même exclusivement à partir de sa fonction sociale. Bonald parle de la reproduction de Dieu par la société, par quoi la société se produit elle-même. » On est proche de la définition de Dieu par Durkheim, père de la sociologie française : « La société épurée et pensée symboliquement ». L’héritage bonaldien est double, comme l’est une pensée d’une « irréductible ambivalence » tiraillée entre une foi religieuse sincère et la réduction positiviste de la religion. On y trouve Lamennais comme Maurras. La filiation Bonald/Saint-Simon/Comte/Maurras et les sociologues du vingtième siècle est explicitement établie. Spaemann cite Péguy s’en prenant au « modernisme » de Maurras (comme le fera plus tard Bernanos), l’accusant de réduire la croyance à une fonction de conservation de la société (peu importe que Dreyfus soit innocent). L’analyse de Spaemann a été plus récemment développée par le fondateur de Radical Orthodoxy, John Milbank. Dans son livre-maître Théologie et théorie sociale (Cerf-Ad Solem, 2010), il explique à son tour comment la pensée de Bonald est l’une des sources de la science sociale séculière. N’est pas antimoderne qui veut.

Denis Sureau

Commentaires

  • De Sandro Magister (diakonos.be) :
    Robert Spaemann, le dernier grand philosophe catholique
    C’était le philosophe qui était le plus proche de Benoît XVI, son ami du même âge. Il s’est éteint à 91 ans le 10 décembre, dans la lumière du temps de l’Avent.

    Un de ses plus fidèles disciples, Sergio Belardinelli, professeur de sociologie des processus culturels à l’Université de Bologne et coordinateur scientifique du « Projet culturel » de la Conférence épiscopale italienne pendant les années de présidence du cardinal Camillo Ruini, nous dresse son portrait en quelques lignes ci-dessous.

    Il faut souligner que Spaemann était un philosophe mais également un homme d’Église, catholique jusqu’au bout des ongles, très sévère envers les dérives du pontificat actuel, en particulier depuis la publication d’ « Amoris laetitia ».

    Ses dernières interventions publiques mettent en lumière ce qu’il pense de la période que l’Église traverse aujourd’hui :

    « Le Pape François n’aime pas la clarté univoque. Ses réponses sont à ce point ambigües que chacun peut les interpréter, et les interprète, à sa guise. Il veut se limite à ‘lancer des propositions’. Mais il n’est pas interdit de contredire des propositions. Et, à mon sens, il faut les contredire énergiquement. »

    « Le Pape François aime bien comparer ceux qui critiquent sa politique avec ceux qui ‘s’asseyent sur la chaire de Moïse’. Mais en disant cela, il se tire lui-même une balle dans le pied. C’était justement les scribes qui défendaient le divorce et qui voulaient maintenir les règles qui l’accompagnaient. Les disciples de Jésus étaient au contraire déconcertés par l’interdit sévère du divorce de la part du Maître. »

    « L’incertitude, l’insécurité et la confusion grandissent dans l’Église : des conférences épiscopales jusqu’au dernier curé perdu dans la jungle. »

    « D’un trait de plume, le chaos a été érigé en principe. Le pape aurait dû savoir que par ce geste, il scinderait l’Église et la porterait vers le schisme. Ce schisme ne se limite pas à la périphérie mais touche le cœur même de l’Église ».

    Voici deux de ses entretiens repris par Settimo Cielo :

    > Spaemann: « Anche nella Chiesa c’è un limite di sopportabilità »

    > Spaemann: « È il caos eretto a principio con un tratto di penna »

    Et voici le portrait de Spaemann que son disciple Belardinelli a publié le 12 décembre dans le quotidien italien « Il Foglio ».

    Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso.

    *

    Un véritable maître qui nous obligeait à réfléchir
    par Sergio Belardinelli

    Avec Robert Spaemann, c’est un véritable maître qui s’en est allé, l’un des derniers encore en circulation. Et c’est pourquoi le deuil est d’autant plus douloureux.

    Penseur catholique, élève de Joachim Ritter, Spaemann considérait que la philosophie était un véritable exercice d’« ingénuité institutionnalisée ». Dans un monde complexe, répétait-il souvent, qu’est-ce ce qu’un philosophe pourrait faire d’autre à part dire tout haut ce qui est sous les yeux de tout le monde et dont personne n’ose parler ? C’est pour cela qu’il comparait souvent le philosophe à la petite fille du célèbre conte d’Andersen. Il est donc normal que certains puissants en aient pris ombrage.

    Sa pensée tourne essentiellement autour de deux genres de problèmes.

    Le premier concerne la conscience moderne, sa grandeur mais également ses limites et sa crise.

    Le second vise à reproposer la téléologie et le droit naturel, et donc le concept de personne, comme les critères à la lumière desquels il convient d’aborder les thèmes les plus brûlants de l’éthique et de la politique contemporaine : les problèmes écologiques, ceux de la bioéthique, de l’éducation et ceux qui sont relatifs à la sauvegarde de l’État de droit dans une société toujours plus fonctionnalisée, pour n’en citer que quelques-uns, qui sont au centre de nombre de ses ouvrages.

    Sa confrontation avec les auteurs classiques de la pensée moderne et contemporaine, de Descartes à Kant, de Rousseau à Marx en passant par Hobbes et les Lumières écossaises jusqu’à Nietzsche, Habermas ou Luhmann, a toujours plus ou moins suivi ce même schéma :

    D’abord une confrontation critique visant à pénétrer leur pensée et le problème qui se trouvait à chaque fois au centre de leur attention, afin d’en montrer l’importance mais également les difficultés et les limites ;
    Ensuite la confrontation se fait, pour ainsi dire, constructive et, surtout grâce à l’aide des classiques les plus anciens, en particulier de Platon et d’Aristote mais aussi d’Augustin et de Thomas d’Aquin, il montre comment certaines difficultés peuvent être en même temps dépassées et valorisées.
    Je dirais que c’était cela le style inimitable de Robert Spaemann.

    Que l’on parle de la rationalité de l’agir, de la rationalité du pouvoir, de Dieu, de justice, du sens de l’éducation ou de la nécessaire sauvegarde de la nature et de la nature humaine, on était toujours frappé par la clarté et la profondeur de ses argumentations, par sa capacité à se laisser guider par la chose elle-même avec une liberté et une radicalité de pensée proprement impressionnantes, surprenantes, voire même troublantes.

    Ce style qu’il avait inspirait confiance, nous obligeait à réfléchir et demeure au fil des ans, du moins en ce qui me concerne, une source inépuisable d’inspiration.

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