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La mort de Jean Vanier

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D'Anne-Bénédicte Hoffner et Martine de Sauto sur le site du journal La Croix :

Jean Vanier, le fondateur de l’Arche, s’est éteint

Portrait 

Ancien officier de marine, Jean Vanier avait fondé l’Arche en 1964. Il invitait sans relâche à regarder autrement, avec tout le respect qu’elles méritent, les personnes avec un handicap et toutes celles qui sont faibles et vulnérables. Il s’est éteint dans la nuit du lundi 6 au mardi 7 mai.

Jean Vanier, le fondateur de l’Arche, s’est éteint

Jean Vanier, le 2 juillet 2014. STEPHANE OUZOUNOFF/CIRIC

Il fallait le voir prendre sur ses genoux un enfant agité d’angoisse, le bercer tendrement, jusqu’à ce que s’esquisse, chez l’un comme l’autre, un sourire. Il fallait voir son visage s’éclairer dans la rencontre, des « grands » comme des « petits », et son regard très bleu allait chercher chacun jusqu’au plus profond de lui-même. Il fallait le voir pencher en avant son double mètre et parler d’une voix lente et douce comme s’il méditait tout haut et, soudain, se redresser pour évoquer l’histoire de Pauline, « en colère avec son corps » après quarante ans d’humiliation et qui, peu à peu, – « mais c’est un long chemin » – découvre « qu’elle a une place et qu’elle est importante » – et « c’est un beau chemin »

Tout Jean Vanier était là. Son amour de l’autre avec ses pauvretés et ses brisures, ses masques et ses mécanismes de défense, mais aussi sa dignité, sa beauté et sa soif de paix, d’amour, de vérité, qu’ils soient chrétiens ou non. Sa confiance dans la vie. Son respect de chacun. Rien n’était plus précieux pour lui que de témoigner que les plus pauvres et les plus rejetés des hommes sont particulièrement aimés de Dieu, afin peut-être de convertir les regards et, sans faire forcément de grandes choses, d’inventer des voies pour vivre et agir ensemble.

Une « humanité blessée »

Lorsqu’il évoquait sa vie, Jean Vanier distinguait trois grandes étapes. La première se joue sur mer. Né en 1928 à Genève, où la carrière diplomatique de son père – ancien gouverneur général du Canada – avait mené la famille, il avait annoncé à treize ans, en pleine guerre, son intention de quitter le Canada pour rejoindre la marine britannique. « Si tu veux, vas-y, je te fais confiance », lui avait alors répondu son père. « Ce fut l’un des événements les plus importants qui me soient arrivés, reconnaissait volontiers Jean Vanier. Car si lui avait confiance en moi, moi aussi je pouvais avoir confiance en moi-même. »« Dix règles de vie pour devenir plus humain » : le message d’anniversaire de Jean Vanier

Il avait alors navigué durant quatre années sur des bateaux de guerre anglais, aidé au retour des déportés de Buchenwald, de Dachau, de Bergen-Belsen, d’Auschwitz dans les visages desquels il avait reconnu pour la première fois une « humanité blessée ». Puis rejoint en 1948 la marine canadienne comme officier sur un porte-avions. La marine, qu’il décrivait comme « un monde où la faiblesse était à bannir, où il fallait être efficace et passer de grade en grade », contribua à structurer sa capacité d’action et son énergie, tant psychique que physique.

« Conversion profonde »

À 22 ans, Jean Vanier la quitte pourtant « en réponse à une invitation d’amour de Jésus à tout quitter pour le suivre ». C’est ainsi que s’ouvre la deuxième étape de sa vie. Désireux de devenir prêtre, il rejoint la communauté de l’Eau vive – qui rassemble des étudiants de différents pays – et découvre le monde de la théologie et de la philosophie. Il prépare une thèse de doctorat sur Aristote, soutenue en 1962 à l’Institut catholique de Paris, passe une année à l’abbaye cistercienne de Bellefontaine, puis enseigne la philosophie à Toronto – « Encore un monde d’efficacité où la faiblesse, l’ignorance, l’incompétence étaient à proscrire », disait-il – consacrant ses heures libres à visiter des détenus.

Sa carrière d’enseignant plébiscité par ses étudiants n’aura cependant qu’un temps, car bientôt la rencontre de personnes ayant un handicap mental bouleverse profondément sa vie. Dans sa famille, les parcours étaient, il est vrai, souvent atypiques : l’un de ses frères devint moine trappiste, un autre artiste peintre, sa sœur médecin a mis en place des soins palliatifs à Londres. Lui passera désormais sa vie aux côtés des personnes atteintes d’un handicap mental, et fondera la communauté de l’Arche. « Par ma culture et mon éducation, confiait-il lorsqu’il évoquait cette nouvelle étape, j’étais un homme de compétition, pas un homme de communion. Il m’a fallu opérer une conversion profonde. »

Un échange cœur à cœur avec le Christ

Ainsi résumé, cet itinéraire de vie ne permet cependant pas de comprendre comment le message de Jean Vanier, ancré dans son expérience personnelle, est devenu parole universelle, capable de rejoindre chacun là où il est. Il n’éclaire pas non plus l’un des traits pourtant essentiel de sa personnalité : son humilité, sa capacité à reconnaître sa fragilité, ses erreurs, ses propres blessures intérieures, sa faiblesse, comme lieu privilégié de l’amour et de la communion.

Pour mieux saisir qui fut cet homme, respecté de tous, récompensé du prix Templeton en 2015 et promu au grade de commandeur de la Légion d’honneur l’année suivante, il importe de revenir sur les trois rencontres qui l’ont mené à cette « conversion » dont il disait lui-même qu’elle n’était « jamais terminée ».

La première est celle du Christ, justement, dont Jean Vanier a, toute sa vie, essayé de se faire « le disciple », le laissant lui apprendre peu à peu « les secrets de Dieu », s’efforçant de vivre, d’aimer, de parler comme lui. Jésus qu’il contemplait à la messe comme en faisant la vaisselle, dans l’adoration du Saint-Sacrement comme dans l’échange cœur à cœur. Dès 1968, Jean Vanier a témoigné – au travers de conférences, d’écrits, de retraites, de rencontres - toujours avec des mots très simples, de son expérience de vie, réponse à un appel à « rejoindre Jésus là où il est, caché dans le faible et le pauvre ».

Il a aussi proposé, chaque fois que cela était possible, la liturgie du lavement des pieds, qui tient une grande place dans les communautés de l’Arche : « En se mettant à genoux devant ses disciples, expliquait-il, Jésus montre son désir profond d’abattre les murs qui séparent les maîtres des esclaves, de détruire les préjugés qui divisent les êtres humains entre eux. Il veut rassembler, dans l’unité d’un même corps, tous les enfants de Dieu dispersés. »

« 10 000 membres, avec et sans déficiences »

La deuxième rencontre se situe à Trosly-Breuil. En août 1964, Jean Vanier s’est installé dans une maison un peu délabrée de ce village au bout de la forêt de Compiègne, avec Raphaël et Philippe, malades et handicapés, qui avaient été placés dans un hospice à la mort de leurs parents. En vivant, mangeant et travaillant avec eux, il a pris conscience de leur soif d’amitié, d’affection, de communion, mais aussi de sa vulnérabilité, de ses a priori, de ses ambivalences, de son désir de contrôler…

« Ce qui était le plus important pour eux,racontera-t-il souvent, ce n’était pas d’abord la pédagogie et les techniques éducatives, c’était mon attitude face à eux. Ma façon de les écouter, de les regarder avec respect et amour, ma façon de toucher leur corps, de répondre à leurs désirs, ma façon d’être dans la joie, de célébrer et de rire avec eux… C’est ainsi qu’ils pouvaient peu à peu découvrir leur beauté, qu’ils étaient précieux, que leur vie avait un sens et une valeur. Je me suis rendu compte que je ne les écoutais pas suffisamment, que je devais davantage respecter leur liberté. Peu à peu, ils ne furent plus pour moi des personnes avec un handicap, mais des amis. Ils me faisaient du bien et je crois que je leur faisais du bien. »

Moins de soixante ans plus tard, « l’Arche » – nommée en référence à l’Arche de Noé – est un gigantesque réseau de 154 communautés, dans 40 pays, sur les cinq continents, accueillant « 10 000 membres, avec et sans déficiences ». À la fois maisons familiales, centres d’insertion sociale, les communautés sont aussi d’étonnants lieux de mixité culturelle et sociale en raison de la diversité des statuts (salariés, volontaires, bénévoles), des nationalités et des âges… Elles s’appuient en outre sur le mouvement Foi et Lumière, créé en 1971 avec Marie-Hélène Matthieu, pour rassembler et soutenir les familles et amis des personnes handicapées.

La communauté sous le choc

Enfin, la troisième rencontre est celle qui jette aujourd’hui une ombre sur toute la communauté de L’Arche, et même sur le discernement de Jean Vanier lui-même : elle a lieu en 1950 dans le centre de formation théologique de l’Eau Vive, fondé deux ans plus tôt par le dominicain Thomas Philippe. Jean Vanier se sent « porté »vers ce théologien et philosophe « comme un élève vers un maître. Comme un jeune, aussi, cherchant quelqu’un pour lui indiquer le chemin de Jésus » (1).L’Arche face aux agressions sexuelles du père Thomas Philippe

Deux ans plus tard, le père Thomas est toutefois rappelé à Rome par ses supérieurs : il n’explique pas les raisons de ce brusque départ et Jean Vanier ne cherche pas à les connaître « parmi les rumeurs contradictoires ». C’est en 1963 que tous deux se sont retrouvés, à Trosly-Breuil, dans l’Oise, où le père Philippe était devenu l’aumônier du Val Fleury, une résidence où vivaient une trentaine de personnes ayant un handicap mental. Jusqu’à son décès en 1993, le père Thomas est demeuré le « père spirituel » du fondateur de L’Arche, où il célébrait chaque jour l’Eucharistie à la chapelle de « La ferme », lieu d’accueil et de prière au cœur de la communauté.

En 2014, alors que la communauté s’apprêtait à fêter les cinquante ans de sa fondation par une grande fête de famille et diverses marches, plusieurs femmes ont révélé avoir été violées par le père Thomas dans le cadre d’accompagnements spirituels. Ses membres sont sous le choc. Une enquête canonique est décidée, sous la responsabilité de Mgr Pierre d’Ornellas, évêque accompagnateur de la communauté, qui a recueilli les témoignages de 14 personnes et confirmé les faits.

Quant à Jean Vanier, l’admiration qu’il avait pour son ancien père spirituel l’a d’abord empêché de réaliser d’emblée l’ampleur du mal commis. En mai 2015, il se disait « choqué et bouleversé » par ces révélations, mais reconnaissait aussi « avoir été mis au courant de certains faits il y a quelques années » tout en « ignorant leur gravité »et il réaffirmait surtout sa « gratitude pour le père Thomas » et pour « l’action de Dieu en moi et dans l’Arche à travers » lui.

« Souviens-toi que tu vas mourir un jour »

Le courrier a choqué certains membres de la communauté qui lui ont reproché, et lui reprochent encore, son « silence » sur ces agissements. Un an et demi plus tard, il reprenait la plume pour demander « pardon » aux victimes de « ne pas avoir assez vite mesuré leur traumatisme » et affirmer cette fois avoir fait « le deuil du père Thomas tel qu’il l’avait connu ». Lors de la diffusion par Arte, début mars, du bouleversant documentaire dans lequel certaines de ces victimes témoignaient à visage découvert, il était déjà trop affaibli pour réaliser le choc produit sur le grand public (2). « Il n’a pas vu le documentaire et il ne pouvait déjà plus avoir de conversation sur ce sujet depuis plusieurs semaines », confiait alors l’un de ses proches.

S’il est un sujet, toutefois, sur lequel Jean Vanier s’est distingué d’autres fondateurs de communautés nouvelles, c’est celui de la gouvernance. Dès 1980, il a choisi de quitter la responsabilité de celle qu’il avait fondée. « La vieillesse, confiait-il alors, est un passage vers la terre de communion, vers la faiblesse acceptée. Des dépouillements seront nécessaires pour m’amener plus près de la réalité de mon être, car je suis encore attaché à beaucoup de choses, à un certain besoin d’être reconnu et estimé. Il y a encore des systèmes de défense autour de mon cœur ; il y a encore des murs à faire tomber pour que je sois davantage en contact avec la source de mon être et que je devienne ce que je suis en réalité en profondeur. Pour vraiment trouver la communion plénière avec Dieu, je sais qu’il faut aller au fond de l’abîme pour remonter encore plus vivant. »

Il évoquait aussi avec pudeur les affres de l’angoisse ultime qui envahit à certains moments l’homme à l’agonie, et dont il fut parfois le témoin impuissant… « Alors, disait-il, il y a encore l’offrande, mais elle semble si fragile ! La foi, un fil si ténu, mais elle donne un peu de cette espérance qui demeure. »

« Souviens-toi que tu vas mourir un jour », était le 10e et dernier conseil qu’il a donné pour ses 90 ans, en septembre 2018. Victime d’une crise cardiaque en octobre 2017, il alternait les périodes de repos, à Trosly, et de brefs séjours à l’hôpital. Il est décédé dans la nuit du lundi 6 au mardi 7 mai.

(1) Un cri se fait entendre. Mon chemin vers la paix. Jean Vanier, avec Françoix-Xavier Maigre. Bayard, 200 p., 14,90 €.

(2) Sœurs abusées, l’autre scandale de l’Église, par Éric Quintin, Marie-Pierre Raimbault et Elizabeth Drévillon.

Lire aussi : L’Arche : le monde à l’envers, l’Évangile à l’endroit

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