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Comment le régime turc a progressivement effacé jusqu’à la mémoire culturelle de la minorité chrétienne persécutée

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De Joseph Jacoub sur le site du Figaro :

Comment la Turquie a éradiqué ses minorités chrétiennes

FIGAROVOX/TRIBUNE - Les chrétiens représentaient encore 20 % de la population turque au début du XXe siècle: ils ne sont plus que 0,2 % aujourd’hui. Joseph Yacoub, spécialiste de l’histoire des chrétiens d’Orient, raconte comment le régime turc a progressivement effacé jusqu’à la mémoire culturelle de cette minorité persécutée.

19 novembre 2020

Joseph Yacoub est professeur honoraire de sciences politiques à l’Université catholique de Lyon, premier titulaire de la chaire UNESCO «Mémoire, cultures et interculturalité». Spécialiste des minorités dans le monde et des chrétiens d’Orient, il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels: Qui s’en souviendra? 1915: le génocide assyro-chaldéen-syriaque (Cerf, 2014) ; Oubliés de tous. Les Assyro-Chaldéens du Caucase (avec Claire Yacoub, Cerf, 2015) ; Une diversité menacée. Les Chrétiens d’Orient face au nationalisme arabe et à l’islamisme (Salvator, 2018).


L’engagement politique et militaire de la Turquie avec l’Azerbaïdjan contre les Arméniens au Haut-Karabakh (Artsakh) est venu mettre à nu le passé et révéler la gravité du traitement des minorités chrétiennes.

À cette occasion, comment se présente la situation des minorités chrétiennes dans ce pays, comparée à celle d’Arménie?

Il fut un temps où il y avait des communautés chrétiennes dans ce pays. Ce temps est révolu. Depuis, l’histoire est une suite de drames, rythmés d’épisodes, dont certains ont été sciemment éclipsés par l’historiographie officielle. Jadis florissants et prospères, les chrétiens diminuèrent considérablement en nombre et en influence, alors que rien qu’à Constantinople, ils représentaient 40 % de la population au XVIe siècle. Et au tout début du XXe siècle, on les estimait encore à plus de 20 %.

Aujourd’hui, ils ne représentent pas plus de 100 000 personnes, soit moins de 0,2 % d’une population de 84 millions d’habitants. On remarque que les écoles chrétiennes sont en nette baisse et on observe des cas d’expropriation d’églises et de répression à l’encontre de prêtres, tout cela accentué par la politique islamo-nationaliste du président turc Erdogan, qui transforma la Basilique Sainte Sophie en mosquée.

Le XXe siècle connut des turbulences et des convulsions politiques et religieuses. Le génocide arménien et assyro-chaldéen de 1915 mit progressivement fin à la présence chrétienne.

Voici un exemple, parmi d’autres, qui fut complètement occulté. À la veille de la Première Guerre mondiale, il y avait 100 000 chrétiens assyriens qui vivaient dans la région de Hakkari, à l’extrême sud-est de la Turquie ; aujourd’hui, il n’y a plus personne, la moitié fut exterminée et morte sur les routes, l’autre contrainte à l’exode dans de terribles conditions.

Que s’est-il donc passé?

À partir de 1906, des étincelles préludaient 1915, qui portait dans ses germes 1918. Cette politique visait, selon des objectifs arrêtés, à homogénéiser l’Empire ottoman et turquifier le pays, en éradiquant tout groupe ethniquement non turc et non musulman. Ce fut aussi un ethnocide. Des Églises ont été pillées et souillées, des vieillards, des femmes et de jeunes gens abattus. D’autres ont succombé à la maladie ou à la faim, ou ont été transportés en exil, et des jeunes filles outragées et réduites en esclavage. Cette tragédie est bien représentée dans leur littérature mémorielle en araméen, la langue du Christ.

La guerre terminée et la nouvelle Turquie kémaliste née, on a pourtant assisté à d’autres épisodes douloureux.

En décembre 1925, un rapport du Conseil de la Société des Nations (SDN) du général estonien Laidoner, qui avait enquêté sur la ligne provisoire de frontière entre la Turquie et l’Irak, évoquait ce qu’il appelait la Déportation des chrétiens, avançant le chiffre d’environ 3000 victimes, et incrimine les militaires du 62ème régiment turc qui avaient commis sur les habitants «des actes atroces de violence allant jusqu’aux massacres».

Tout a été fait pour effacer la mémoire.

Le phénomène d’annihilation culturelle s’est ensuite accentué. Les noms des villages ont été turquisés, ainsi que les noms patronymiques. Voici des noms de villages assyro-chaldéens désormais complètement métamorphosés: Ischy devint Ombudak, Bazyan: Dogan, Harbol: Aksu, Meer: Kovankaya, et Hoz: Ayirim. Il en est de même des noms de familles à consonance araméenne: Biqasha devint Yalap, et Bikouma: Yabash. Tout a été fait pour effacer la mémoire. Qui plus est, ces villages furent abandonnés et leurs habitants méprisés, laissés dans une ignorance totale et sans protection, non à l’abri des brigands et des aghas kurdes et des Turcs.

Aussi, il ne faut pas s’étonner de voir le pays vidé des rescapés du génocide de 1915. A partir de 1980, privés de sécurité, enserrés entre le marteau et l’enclume (entre l’armée turque et la guérilla kurde d’alors), les Assyro-Chaldéens, qui vivaient dans ce pays depuis 3000 ans, ont pris le chemin de l’exil vers la France et l’Europe, fuyant la répression et leurs misérables conditions. Ce départ en masse a touché plusieurs régions.

Accueillis en France (départements du Val d’Oise et Seine Saint-Denis), ils ont pu, par leur travail et leur persévérance, réussir et accéder à une vie digne, occuper des postes importants, ceci en peu de temps. C’est dans un pays laïque et respectueux de toutes les religions, qu’ils ont pu construire des églises (à Sarcelles et Arnouville), conformément à leurs traditions et selon leurs rites, et vivre pleinement leur foi. En échange, ils vouent à la France amour, loyauté et fidélité.

Face à l’état de négation en Turquie, c’est l’inverse qui s’est produit en Arménie. Lors d’une mission au Haut-Karabakh en 1993, dans le cadre d’une délégation française, à l’initiative des Arméniens, nous avions été, dans un but humanitaire, à Stépanakert, la capitale. On y avait constaté à quel point les Arméniens étaient attachés à ce territoire, qui représente un haut lieu de leur identité nationale et leur spiritualité chrétienne. D’autre part (avec mon épouse Claire), dans le cadre des recherches sur les Assyro-Chaldéens, lors d’une visite en 2012, à la communauté assyrienne d’Arménie, nous avons rencontré à cette occasion les responsables politiques arméniens. À notre retour, nous avons mémorisé cette histoire dans un ouvrage: Oubliés de tous. Les Assyro-Chaldéens du Caucase (Ed. du Cerf, 2015), ce qui nous a permis d’observer et d’apprécier l’état d’évolution de la communauté, et de constater qu’ils sont bien traités et reconnus. D’ailleurs, les liens culturels et de fraternité entre les Assyro-Chaldéens (dits Assori) et les Arméniens remontent loin dans l’histoire (y compris des mariages mixtes).

L’arrivée des premiers Assyriens en Arménie remonte à 1805, venant de Turquie et de Perse, processus qui s’est nettement accéléré en 1828 et en 1915-1918. Il s’agit d’une population en grande majorité rurale, qui vit de l’élevage et de l’agriculture.

En dehors de la capitale Erevan, ils sont concentrés principalement dans sept villages en particulier à Verin Dvin, Arzni, Nor Artagers et Koïlassar. Ils ont accompagné l’indépendance de l’Arménie dès 1989, fondé des associations et des écoles, ouvert des centre culturels, édité des manuels scolaires en araméen. Cela dit, comme beaucoup d’Arméniens, certains ont pris le chemin de l’exil (Etats-Unis, Europe...).

L’État arménien reconnaît officiellement le génocide assyrien de 1915 et un mémorial est érigé à Erevan en hommage aux victimes. Ils ont leur propre église (adeptes de l’Église d’Orient, dite nestorienne) avec un clergé local. L’association Atour (Assyrie) date de 1989 (officialisée en 1992), dotée d’un bureau à Erevan, donné par les autorités arméniennes. Il existe depuis 1998 un centre de la jeunesse assyrienne (Ashour), et en 2003 un centre culturel Beth-Nahrain (Mésopotamie) fut inauguré. Des manuels de langue araméenne ont été édités en 2008. Il existe aussi des programmes de radio et de télévision. À Arzni, il y a une école élémentaire pour la communauté, et à l’école publique l’araméen moderne (soureth) est enseigné. La situation se présente d’une manière quasi semblable à Verin Dvin.

Les Assyriens d’Arménie - redevables à ce pays qui les reconnaît - le lui rendent en combattant avec leurs compatriotes arméniens.

D’autres données importantes sont à relever. Le maire d’Arzni et de Verin Dvin sont assyriens, sans distinction de sexe. La signalétique (des rues des communes) est trilingue: russe, arménien et araméen. Souvent les rues portent des noms de personnalités assyriennes parmi lesquelles le philosophe Bardesane (IIè siècle), le roi assyrien Assurbanipal, le roi d’Ourhai (Edesse) Abgar Okama, Saint-Ephrem, le patriarche Mar Benyamin Shimoun...

On comprendra dès lors que les Assyriens d’Arménie - redevables à ce pays qui les reconnaît - le lui rendent en combattant avec leurs compatriotes arméniens pour sa liberté et le maintien du Haut-Karabakh comme territoire arménien. Selon les informations recueillies, au minimum 6 jeunes Assyriens sont morts, plusieurs disparus et blessés, originaires des villages de Verin Dvin et de Arzni.

Le 25 octobre, le prêtre de la communauté assyrienne, Nikademus Yukhanaev, a adressé un message en araméen et en arménien, condamnant l’attaque turco-azérie. «Nous condamnons fermement, déclare-t-il, l’attaque turco-azérie et appelons tous les Assyriens du monde et toutes les personnes de bonne volonté à lever leur voix pour faire immédiatement cesser cette agression, nous sommes solidaires plus que jamais avec nos frères arméniens, nos communautés sont liées par notre histoire et notre culture.»

Négation d’un côté, reconnaissance de l’autre, voilà la différence entre la Turquie et l’Arménie.

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