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"Je suis pro-life, mais..."

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De notre collaborateur Paul Vaute, cette réponse à une objection fréquemment faite aux défenseurs de la vie humaine conçue:

   La gravité du sujet et sa permanente actualité m'incitent à revenir sur un échange dont Belgicatho fut le support au début de l'été[1]. Rappelons-en d'abord les termes. Au cours d'un débat en direct, le 27 juin, dans le cadre de l'émission matinale de la RTBF La Première, l'abbé Eric de Beukelaer, vicaire général du diocèse de Liège, avait notamment déclaré ceci: "Je suis plutôt pro-life même si je ne suis pas pour que tout soit interdit..." Commentant ce propos, Yves Willemaers, responsable de ce blog, nota qu'à l'entendre, "on se demande bien quelle est finalement la position de l'Eglise sur l'avortement", cette extrême prudence apparaissant bien éloignée du "que votre oui soit oui" (Mt. 5:37).

   Suivirent différentes réactions de lecteurs, mais je retiendrai surtout la réponse de celui qui se trouvait ainsi épinglé. "Je ne crois pas, écrivit-il, que criminaliser complètement l'avortement, va faire progresser la défense de la vie". Et de renvoyer vers un article de son propre blog, publié le même jour que l'émission précitée et où il précise son point de vue[2]. Y figurent des considérations de bon sens et qui n'appellent aucune réserve. Mais en réaffirmant l'inefficacité, à ses yeux, de la criminalisation, l'auteur ajoute ceci:

   "Je puis donc comprendre une dépénalisation encadrée, permette [sic] aux femmes qui ne veulent pas poursuivre une grossesse, d'avorter dans de bonnes conditions sanitaires.

   "Cependant, ceci ne transforme pas un acte moralement aussi sensible, en simple question de "santé reproductive". Vouloir banaliser l'avortement est un leurre. Il me semble que personne ne le vit ainsi. L'objectif de tout citoyen responsable, croyant ou laïque, homme ou femme, doit être d'améliorer avant tout la prévention, afin de réduire le nombre des avortements autant que faire se peut".

 

[1] 29 juin 2022, Eric de Beukelaer au "parti pris" sur Auvio : "Je suis plutôt prolife même si je ne suis pas pour que tout soit interdit..." - BELGICATHO.

[2] https://ericdebeukelaer.be/2022/06/27/l-avortement-hante-encore-et-toujours-larene-politique-et-cela-va-durer/.

 

 

   Pour être le plus complet possible – j'y tiens – dans cette restitution de l'opinion d'Eric de Beukelaer, je citerai encore sa réponse à une lectrice de Belgicatho qui avait, elle aussi, critiqué son intervention ertébéenne. Il y posait notamment cette question: "Quant à vos amies qui ont choisi d'avorter et que "vous aimez énormément", pensez-vous qu'elles devraient être poursuivies et mises en prison ?"

   Celui qui fut naguère porte-parole des évêques de Belgique est demeuré un communicateur de grand talent. Aussi les médias, qui voient en lui un "bon client", l'ont-ils amené, en quelque sorte, à donner çà et là des prolongements informels à cette mission. La langue de buis lui est étrangère. Il sait répondre avec pertinence, notamment aux argumentaires de la laïcité militante. Et il faut lui reconnaître d'avoir su prendre, en milieux hostiles, des positions courageuses.

   Sur le sujet ici évoqué, la question qu'il pose doit être prise en considération. Il serait facile, presque trop, de lui opposer le pape François qui n'a pas craint de mettre en parallèle les recours à l'avortement et à un tueur à gage pour résoudre un problème[3], quitte à semer le trouble au sein d'une mouvance "progressiste" qui lui est largement acquise. Qui peut imaginer une "dépénalisation encadrée" des services d'un sicaire ?  Je ne chercherai pas davantage à mettre le propos qui se veut conciliateur en balance avec les 18.000 fœtus jetés au rebut et transformés en fumée chaque année en Belgique[4] – pour la planète, 73 millions selon l'Organisation mondiale de la santé[5] –, chiffres qui ne diminueraient certainement pas, bien au contraire, si les autorités ecclésiales se mettaient à brouiller dans un agrégat de nuances onctueuses ce qu'elles enseignent fermement depuis la Didakhê (Ier siècle après J-C)[6]. Face aux réalités visibles, celles qui ne le sont pas ou très peu partent de toute façon perdantes dans notre monde…

   Tenons-nous en au point précis d'accrochage. Il est vrai qu'aucune loi ne peut fonctionner sans sanction. Dans l'hypothèse d'une repénalisation de l'avortement sous nos cieux, quelles mesures pourrait-on envisager humainement contre celles qui ont fait appel à l'avorteur, parfois pour des motifs frivoles certes, mais parfois aussi sous l'effet d'une détresse réelle, sans parler des pressions éventuelles de l'entourage ?

   Ceux qui ne verraient là, même à long terme, qu'une interrogation d'ordre académique feraient fausse route. Dans l'état actuel des rapports de forces politiques, il est vrai qu'un revirement n'est pas pour demain. Le seul parti, parmi ceux représentés au Parlement, qui prônait un retour à l'interdit légal – le Vlaams Belang, hélas! – est devenu beaucoup moins catégorique aujourd'hui, pour prix sans doute de la "normalisation" voulue par ses dirigeants. En 2018, en outre, un pas de plus a été franchi vers la libéralisation totale. La nouvelle loi a supprimé la notion déjà floue d'état de détresse, sorti les dispositions du Code pénal et prévu dans la foulée des poursuites contre "celui qui tente d'empêcher une femme d'accéder librement à un établissement de soins pratiquant des interruptions volontaires de grossesse". Même tenter d'empêcher par la simple persuasion ? La porte est ouverte…

   Nulle part en Europe, le pas n'est près d'être franchi vers la protection inconditionnelle, dans l'arsenal législatif, de tout être humain dès avant la naissance, même là où les contextes paraissent a priori les plus favorables. La nouvelle majorité italienne conduite par Giorgia Meloni ne s'est pas engagée à revenir sur la loi de 1978. En Hongrie, il est seulement et depuis peu obligatoire pour la future mère d'écouter les battements de cœur du fœtus avant toute "IVG", comme on dit en novlangue contemporaine. En Pologne, le législateur a davantage resserré la vis en n'admettant plus que les cas de conceptions résultant d'un acte illégal et de risques pour la vie ou la santé de la femme enceinte. A noter ici que seules les personnes concourant à l'acte abortif non justifié sont passibles de sanctions pénales, mais non la femme qui en a fait la demande. Ces évolutions ont néanmoins suffi pour que ces deux derniers pays, déjà traités en parias au sein de l'Union européenne, le soient encore un peu plus.

   C'est surtout aux Etats-Unis que la vie, aujourd'hui, reprend ses droits. Une vingtaine de parlements des Etats fédérés ont fait ou vont faire usage de la latitude, qui leur a été restituée par la Cour suprême, de prohiber l'avortement, avec ou sans exceptions. Or, n'est-il pas courant de dire que l'Amérique a dix années ou plus d'avance sur nous ? Acceptons-en l'augure pour nous demander quelle ligne d'horizon il serait raisonnable de se fixer en la matière.

Quand la loi s'autodétruit

   Comme journaliste, j'ai suivi de près les débats qui précédèrent le vote, en 1990, de la loi Lallemand – Herman-Michielsens. Cette loi que Baudouin Ier, en vrai Roi de "tous les Belges présents et à venir", refusa de signer… J'ai été témoin des échanges depuis les tribunes de presse du Sénat et de la Chambre. J'ai rencontré les auteurs des textes en discussion et nombre de ceux qui les soutinrent ou qui s'y opposèrent. J'ai aussi pu me rendre compte du travail de terrain accompli alors par les asbl Ligne de vie, les Jeunes pour la vie / Jongeren voor het leven, Jeunesse & Famille, SOS-Futures mères, l'Association des médecins pour le respect de la vie, ATD Quart monde aussi…, tant pour agir sur des segments de l'opinion que pour apporter aides et solutions concrètes à celles qui ne savaient comment accueillir la vie née en elles.

   S'il est bien, de ces moments où la Belgique a basculé, une leçon que j'ai tirée et retenue pour irréfragable, c'est que pas plus qu'on ne peut être partiellement contre le racisme, partiellement contre le viol ou partiellement contre la peine de mort, on ne peut être partiellement contre l'avortement provoqué. Ce n'était pas l'avis des hauts gradés des partis chrétiens de l'époque (CVP et PSC), ni d'ailleurs des directions des journaux relevant de ce qui fut le pilier catholique. C'est l'époque où un Gérard Deprez, président des sociaux-chrétiens francophones, qualifiait comiquement d'"intégristes" les opposants à toute libéralisation[7] – ce qui impliquait que tous les Papes du siècle l'étaient autant que Mgr Lefebvre, ainsi que les pères du concile Vatican II, eux qui condamnèrent l'avortement et l'infanticide comme "des crimes abominables"[8]. Tournant le dos, donc, aux enseignements permanents de l'Eglise, tous se mirent alors laborieusement à la vaine recherche de voies de compromis avec les tenants de la légalisation, qui les envoyèrent sur les roses. Seule une petite minorité d'élus maintint son non possumus absolu jusqu'au bout.

   Inscrire dans l'ordre juridique que l'on peut mettre fin à l'existence d'un enfant à naître notamment lorsqu'il a été conçu au cours d'une relation sexuelle sous la contrainte, comme le voulaient alors les dépénalisateurs les plus "modérés", c'est ce que prévoient nombre de lois relativement restrictives un peu partout dans le monde. C'est aussi la position du Vlaams Belang aujourd'hui.

   Mais en définissant ainsi l'état de nécessité plutôt que de le laisser à l'appréciation du juge, on se met dans une contradiction insoutenable, qu'un Roger Lallemand, notamment, eut beau jeu de relever. "Si vous admettez, disait-il en substance, l'avortement en cas de viol ou d'inceste, c'est que vous ne croyez pas vraiment que l'embryon est un être humain". Ajoutons que la survenance d'une conception à la suite d'un coït forcé est très rare et que dans notre passé judiciaire antérieur à 1990, l'avortement en pareil cas, bien que répréhensible en son principe, ne faisait pas l'objet de poursuites pour des raisons d'opportunité. Le rôle du magistrat est essentiel, en cette matière comme en beaucoup d'autres. Ce n'est pas parce qu'on ne sanctionne pas le vol par un pauvre hère d'une pomme à l'étal d'un marchand qu'il faut décréter que le vol commis en état de détresse n'est plus punissable.

   Malheureusement pour les dépénalisateurs minimalistes, il importe peu que la brèche dans la coque de l'esquif soit petite ou grosse: si on ne la rebouche pas, il coulera. En 1981 déjà, le regretté Michel Schooyans, qui contribua tant à la réflexion éthique de Louvain à Rome, en faisait le constat: "L'expérience montre qu'il est pratiquement impossible de faire respecter une loi hybride"[9]. Parce qu'une loi qui définit et proscrit l'avortement comme meurtre tout en l'autorisant dans certains cas est une loi qui s'autodétruit, qui ruine son argument principal. Si on admet qu'il faut éliminer l'enfant dès lors que le maintien de la gestation constitue une souffrance pour une autre personne, voire pour lui-même, pourquoi s'arrêter en chemin ? En quoi le fait d'avoir été abusée mérite-t-il d'être inscrit parmi les exceptions légales et pas celui d'être sur la paille ?

   Certes, si la possibilité se présente, dans une situation où la licence est totale ou à peu près, de fixer des limites ou d'imposer des restrictions, il faut certainement soutenir pareille transition vers un moindre mal. Si l'on considère plus particulièrement le devoir des hommes et femmes politiques catholiques – qui n'ont, bien sûr, nullement le monopole d'être concernés par le combat pour la vie –, Jean-Paul II a envisagé, dans l'encyclique Evangelium vitae, ce cas où il ne serait pas possible d'éviter ou d'abroger totalement une loi permettant l'avortement: cela n'empêche pas, stipulait-il, qu'"un parlementaire, dont l'opposition personnelle absolue à l'avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d'une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique"[10].

   Il ne peut s'agir ici, bien sûr, que d'une étape et non de l'objectif final. Et tout autres sont les paramètres dans un Etat où la législation initiale protège le droit primordial à la vie, depuis sa conception jusqu'à sa fin naturelle. Là, la défense de la loi se confond avec celle des principes non négociables, "qui n'admettent ni dérogation, ni exception, ni aucun compromis"[11].

Une large place à l'indulgence

   Ceci posé, nous pouvons aborder de front la question des peines, qui fut si souvent opposée et le demeure à ceux qui ont défendu et défendent notre ancien dispositif légal[12]. L'avortement était inscrit aux articles 348 à 353 dans le Code pénal de 1867[13], actualisant la législation plus ancienne encore de 1810. Ces textes prescrivaient un emprisonnement de cinq à dix ans pour l'(les) auteur(s) d'un avortement pratiqué à dessein sur une femme non consentante (art. 348); un emprisonnement de deux à cinq ans et une amende de 100 à 500 francs[14] pour la femme qui se faisait avorter volontairement (art. 351) comme pour l'avorteur profane (art. 350); un emprisonnement de cinq à dix ans si l'avorteur était médecin ou appartenait à certaines professions liées à la médecine, en ce compris la pharmacie (art. 353); les travaux forcés de dix à quinze ans si le praticien opérait sur une femme contre sa volonté (art. 353); trois mois à deux ans et 26 à 300 francs d'amende si l'avortement était provoqué par des violences volontaires mais sans intention de le produire (art. 349); six mois à trois ans et 50 à 500 francs d'amende s'il y avait eu préméditation ou connaissance de l'état de grossesse (art. 349); cinq à dix ans (les travaux forcés de dix à quinze ans pour l'avorteur "médical") si les manœuvres abortives avaient entraîné la mort de la femme consentante; les travaux forcés de dix à quinze ans (quinze à vingt ans pour le "médical") en cas de décès de la femme non consentante (arts 352, 353).

   Quant à l'incitation et à l'indication, elles étaient punissables d'un emprisonnement de huit jours à six mois et d'une amende de 26 à 500 francs, selon la loi du 20 juin 1923. On visait ici l'exposition, la vente ou la distribution d'écrits ou toute autre forme de publicité préconisant l'emploi de moyens abortifs, informant sur la manière de se les procurer et de s'en servir ou recommandant les personnes qui les appliquaient, ainsi que la fabrication, la vente, la distribution de drogues ou d'engins abortifs et la publicité qui leur était liée (art. 383). La même loi confirma l'avortement comme délit et non plus comme crime. Un premier pas vers le laxisme, déjà ? Nullement et au contraire! Comme le note Hervé Hasquin, guère suspect en la matière, c'était "afin qu'il soit jugé, non par un jury de cour d'assises considéré souvent comme trop enclin à la mansuétude, mais par des magistrats de carrière"[15].

   Cette législation n'en laissait pas moins une large place à l'indulgence. Les pénalités prévues, beaucoup moins graves que celles qui frappent un meurtrier d'adulte, diminuaient lorsque l'auteur de l'avortement était la femme elle-même ou lorsqu'elle y consentait, alors qu'elles augmentaient lorsqu'elle en mourait. Les travaux parlementaires de l'époque montrent par ailleurs qu'on a souhaité, toujours par clémence, soustraire à la répression, du moins quand la future mère était demandeuse, la seule tentative d'avortement. Celle-ci n'a finalement été retenue que pour les cas particulièrement graves[16].

   Dans l'absolu, avortement, infanticide et homicide commis sur une personne mûre auraient dû se voir conférer le même degré de gravité. C'est parce qu'ils ont tenu compte des contextes humains différents où prennent place ces différents actes que les rédacteurs du Code ne les ont pas sanctionnés de la même manière. Faut-il rappeler en outre que dans la pratique judiciaire, l'impunité de l'avortement thérapeutique était garantie de facto, l'état de nécessité étant une cause justificative (art. 71)[17]? Quant à "l'état de détresse", qui oserait dire qu'il a été ignoré des juges ? L'étude de la jurisprudence démontre au contraire que l'application de la loi en la matière fut tout sauf aveugle. En général, les peines les plus lourdes touchaient les tiers dénués de qualifications médicales et les médecins qui avaient agi dans un esprit de lucre. Il était rarissime que des peines de prison effectives soient prononcées contre des avortées. La jurisprudence les a fait généralement bénéficier de la loi du 29 juin 1964 concernant la suspension du prononcé du jugement, le sursis et la probation. Quant aux intervenants, même l'impénitent docteur Hubinont, qui médiatisait ses pratiques, bénéficia du sursis avant d'être acquitté en appel le 30 juin 1983.

   Les condamnations prononcées, de l'ordre d'une cinquantaine par an au tournant des années '60 et '70, n'ont fait que diminuer ensuite, avec des périodes de suspension des poursuites, le pouvoir judiciaire s'étant fait attentiste. Ce faisant, il a "non agi" contre les intérêts de l'enfant à naître, mais parfois aussi contre ceux des femmes elles-mêmes. Ainsi quand le tribunal correctionnel de Gand, avant la dépénalisation, prononça l'acquittement dans des cas d'avortements concernant, entre autres, une femme qui s'y était résignée sous la pression du géniteur, au point que celui-ci menaçait de se suicider, une jeune femme qui était encore à l'école au moment des faits et ne disposait pas des revenus nécessaires pour élever son enfant, ou encore une étudiante de 18 ans qui n'était pas en mesure de fournir l'accueil et l'éducation nécessaires. "Ces "états de détresse", demanda le député Tony Van Parys (CVP, CD&V aujourd'hui), n'étaient-ils pas davantage à rencontrer simplement par une assistance sociale, psychologique et financière ? A-t-on dans ces cas servi l'intérêt de la femme par l'avortement ?"[18].

   Habituellement, les états de nécessité, les motifs d'excuse et les circonstances atténuantes ne suppriment pas le caractère délictueux de l'acte et ne pervertissent donc pas les consciences, mais conduisent à classer sans suite ou à n'infliger que des sanctions mineures, voire symboliques, parce que différents facteurs ont annulé ou atténué la responsabilité. En droit, la probation donne au magistrat jusqu'à la possibilité de suspendre ou d'interrompre les poursuites elles-mêmes, dans les circonstances qui commandent davantage l'indulgence que la répression. A l'intérieur d'un système légal où l'avortement est formellement condamné, le pouvoir judiciaire peut et doit, dans sa mission d'application, agir en fonction d'une compréhension indispensable vis-à-vis des femmes qui ont avorté dans un état de détresse réelle. Bref: pardonner, ne pas lapider... mais toujours interdire. "Va, désormais ne pèche plus"...

   Tout autre est la démarche de nos majorités parlementaires en 1990 et ultérieurement, qui ont voulu que le législateur se substitue au juge dans l'interprétation des situations concrètes. Sur le plan législatif et judiciaire, interdire l'avortement et laisser pleine latitude pour un traitement situation par situation, même avec des conclusions clémentes nombreuses, n'a nullement la même portée que décréter a priori l'acte licite dès que certaines conditions psychologiques ou sociales sont remplies. Acquitter ou ne pas juger un médecin qui a agi en conscience pour sauver un cas dramatique n'aura jamais la même portée qu'autoriser indistinctement les interventions perpétrées après avoir coché quelques cases dans un formulaire. "Vous allez imposer des risques de poursuites à des femmes qui ont déjà vécu un drame", objecte-t-on classiquement. Mais tous les partisans de la dépénalisation admettent, au minimum, que l'avortement est un "acte grave" et qu'il faut "dissuader" le plus possible. Pourquoi, dès lors, refuser que la gravité et la dissuasion soient assorties du poids que confèrent l'interdit légal et la sanction pénale éventuelle ?

 Un combat à mener sur le terrain

    Sans faux-fuyants, l'opposition éthique ne doit donc pas craindre de se référer à notre tradition juridique d'avant les innovations introduites depuis 32 ans. L'option d'une remise sur rails de la prohibition n'a rien de provoquant ni d'utopique, moyennant quelques améliorations. Il serait raisonnable, en particulier, de prévoir une plus fine graduation des peines, la détention étant l'ultime degré à réserver aux faiseurs d'anges vénaux et récidivistes ou à ceux qui exercent des pressions physiques ou morales en vue de faire éliminer la vie non désirée. Dans les autres cas, il ne manque pas de possibilités de mesures réparatrices positives et constructives, qui peuvent remplacer utilement la prison. Dès 1973, l'épiscopat belge avait ouvert des pistes en ce sens: "Si on estime les sanctions inadéquates, on peut certes réviser la technique d'application des peines, mais on ne peut en supprimer le principe"[19].

   L'essentiel demeure qu'il ne puisse pas y avoir de sécurité juridique pour qui pratique ou demande une "IVG". Cela doit rester une transgression. "La loi pénale a, entre autres, une valeur symbolique. L'éducation, l'enseignement et la vie en société doivent en premier lieu former la conscience. La loi pénale ne vient qu'en fin de cycle lorsque tout le reste a échoué; elle doit également refléter la volonté de la société de réagir". Ces sages paroles furent prononcées à la tribune du Sénat par Fred Erdman (Socialistische Partij, Vooruit aujourd'hui) à propos… du projet de loi visant à réprimer la négation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand[20]

   A moyen terme et à vue humaine, on l'a dit, il n'est guère d'espoir sous nos cieux de voir l'infans conceptus être préservé avec autant de soin que la vérité sur des épisodes sombres de l'histoire. C'est à la base seulement que l'action pro-life peut aujourd'hui gagner du terrain, par le travail et l'influence des associations et des personnes qui soutiennent les futures mères nécessiteuses et/ou œuvrent à une reconstruction culturelle de fond dans nos sociétés. En Italie, plus que les partis bien inspirés, ce sont les médecins objecteurs de conscience qui ont réduit le champ des atteintes au droit à la vie.

   Il faut aussi oser dire, même si ce n'est pas dans l'air du temps, que non, les femmes n'ont pas toutes, toujours et en tout raison. Comment croire que l'indifférence, la méconnaissance, l'insouciance, l'égoïsme… n'ont aucune part dans les 18.000 avortements commis chaque année, alors que notre pays est dans le monde un de ceux où les mailles du filet des protections et des aides sociales sont les plus resserrées[21] ? Fort heureusement, les femmes sont aujourd'hui, plus que naguère, nombreuses à batailler contre la culture de la mort.

   Transmettre le flambeau, même dans l'ombre, ne saurait cesser de constituer un devoir primordial. C'est aux lumières les plus ténues qu'il incombe souvent de préparer les nécessaires sursauts de la conscience collective, susceptibles d'imprimer un cours nouveau à notre monde.

   Souvenons-nous plus que jamais de la leçon de Winston Churchill:

   "Never, never, never give up!"

 

 

PAUL VAUTE 

 

[3] "Deux phrases seulement nous aideront à bien comprendre cela : deux questions. Première question : est-il licite d’éliminer une vie humaine pour résoudre un problème ? Seconde question : est-il licite de louer les services d’un tueur à gage pour résoudre un problème ? A vous de répondre. C’est la question" (Discours aux participants à la conférence organisée par le dicastère pour les laïcs, la famille et la vie sur le thème "Prendre soin du précieux don de la vie dans la fragilité", 25 mai 2019). Le Pape avait déjà fait auparavant cette comparaison ­ – et avait pu mesurer entre-temps l'ampleur des réactions qu'elle suscitait ­– dans sa catéchèse du 10 octobre 2018 consacrée au commandement "Tu ne tueras pas".

[4] 18.027 en 2019, selon le dernier rapport bisannuel 2018-2019 de la Commission nationale d'évaluation, https://organesdeconcertation.sante.belgique.be/fr/organe-d'avis-et-de-concertation/commission-nationale-devaluation-interruption-de-grossesse.

[5] https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/abortion.

[6] "Tu ne tueras pas par avortement le fruit du sein et tu ne feras pas périr l'enfant déjà né". La Didakhê (ou Doctrine des apôtres) est considérée comme le plus ancien catéchisme.

[7] "Nous ne devons pas devenir des intégristes", déclarait-il à Mons en défendant le principe de la liberté de vote des parlementaires du Parti en matière d'avortement (Le Journal de Mons et du Borinage, 3 avril 1989).

[8] "Abortus necnon infanticidum nefanda sunt crimina", Constitution pastorale sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et Spes, 1965, n. 51.3.

[9] La Libre Belgique, 29 juillet 1981.

[10] Lettre encyclique Evangelium vitae, 1995, n. 73.

[11] Congrégation pour la doctrine de la foi, Note doctrinale concernant certaines questions sur l'engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 nov. 2002.

[12] J'ai développé naguère cette question, "Avortement: une loi à restaurer", dans Cohérence, Bruxelles, janv.-mars 1996, pp. 7-14 (une revue malheureusement disparue).

[13] Livre II, titre VII, chapitre 1er.

[14] Compte tenu des décimes additionnels, un franc = un peu plus de trois euros de 2022

[15] "Les milieux catholiques belges, la contraception et l'avortement, principalement depuis "Humanae vitae"", dans Problèmes d'histoire du christianisme, vol. 4, Bruxelles, Université de Bruxelles (Institut d'histoire du christianisme), 1974, pp. 57-117 (66).

[16] Jules MESSINE, "La répression de l'avortement en droit pénal belge", dans L'avortement, dossier établi par Philippe Toussaint, Bruxelles, Complexe (coll. "Le meilleur des mondes"), 1973, p. 142.

[17] Comme il y a beaucoup de confusions autour de la notion d'avortement thérapeutique, précisons qu'il s'agit ici des cas ­– devenus exceptionnels – où la poursuite de la grossesse met la vie de la mère en danger. Ce sont les seuls où on se trouve en présence d'un conflit de valeurs effectif. Il a été expressément précisé, lors des travaux préparatoires au Code pénal de 1867, que l'avortement n'était pas punissable dans ces situations, ce qu'ont confirmé par la suite tant les cours et tribunaux (jurisprudence) que les jurisconsultes (doctrine).

[18] Parlementaire Handelingen. Kamer van volksvertegenwoordigers. Gewone Zitting 1989-1990, séances plénières, Brussel, 28 mars 1990, p. 1868.

[19] Déclaration de l'épiscopat belge sur l'avortement, 6 avril 1973.

[20] Sénat de Belgique. Compte rendu analytique. Session ordinaire 1994-1995, séances plénières, Bruxelles, 8 mars 1995, p. 535.

[21] Symptomatique à cet égard est ce propos du sénateur Jean-François Vaes (Ecolo), favorable à la dépénalisation: "90 % des femmes, selon les résultats d'enquêtes, qui ont demandé l'IVG veulent néanmoins avoir des enfants et souhaitent les aimer mais refusent cet enfant-là, à ce moment-là, car il contredit leur espoir d'une vraie vie" (Annales parlementaires. Sénat  de Belgique. Session ordinaire 1989-1990, séances plénières, Bruxelles, 25 oct. 1989, p. 196).

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