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Ursula von der Leyen considère-t-elle que le gaz de Bakou justifie de se taire face à l’horreur?

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De Simon Abkarian sur le site du Figaro via artofuss :

Simon Abkarian: «Madame Ursula von der Leyen, le gaz de Bakou justifie-t-il de se taire face à l’horreur?»

13/10/2022

TRIBUNE – Le cinéaste, comédien et metteur en scène, Français d’origine arménienne, dénonce les actes de barbarie perpétrés par des soldats azéris sur des soldats arméniens faits prisonniers, atrocités filmées par leurs auteurs avec leurs téléphones portables et diffusées sur internet. L’artiste proteste contre l’attitude des dirigeants européens qui détournent les yeux et ménagent l’Azerbaïdjan d’Aliyev en raison de la crise de l’énergie.

Chère Madame, les artistes ne peuvent rester sourds aux fracas du monde. Comme vous, qui occupez le poste prestigieux de présidente de la Commission européenne, nous sommes tenus, à notre manière, de dire si possible l’origine de ses convulsions afin de le soulager autant que nous le pouvons. Un cinéaste ou une cinéaste qui filme des scènes de violence s’interroge forcément sur la forme et le fond. Il lui faut en saisir la source, pour ensuite la transposer à l’écran. Se posent alors les questions de l’écriture, du filmage, de la lumière, du son, de la valeur du cadre de la justesse des actrices et des acteurs. Comment transposer l’horreur? Lorsque les soldats de l’armée régulière azerbaïdjanaise violent, mutilent et démembrent Gayané Abgaryan, la soldate arménienne, ils ne se posent pas la question de la valeur du plan, ni de la lumière, ni du cadre, ni de l’impact de leurs «images». Ils ne se posent aucune question d’ailleurs.

Un soldat filme. Il a le soleil dans le dos. Son ombre se projette sur le cadavre couché et mutilé de Gayané. Les bras de la soldate sont entravés dans sa vareuse au-dessus de sa tête. On ne voit pas ses mains. Torse nu, on dirait une prêtresse qui se cambre en brandissant un calice invisible vers d’antiques dieux. Des écritures au feutre noir souillent sa peau blanche. Un caillou est enfoncé dans l’orbite de son œil gauche, sûrement parce qu’il osait les prendre pour cible. L’ombre du «caméraman» s’éloigne, élargit le plan, se promène sur d’autres cadavres. Cette fois ce sont des hommes, des militaires arméniens. Ils sont méconnaissables. C’est un Golgotha. Puis l’homme qui filme revient sur le cadavre de Gayané qu’il semble affectionner. Elle est la «pièce maîtresse» de cette œuvre macabre. Sa peau de marbre irradie ce triste spectacle.

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Un léger coup de botte fait bouger ses seins dénudés. Dans sa bouche dépasse un doigt qui se termine par un ongle manucuré, rose pâle. Le sien, celui de Gayané. Où sont les autres? Sous la vareuse? Ce doigt manucuré enfoncé dans sa bouche, était-ce celui qui appuyait sur la gâchette de son fusil de précision? Est-ce pour cela qu’ils l’ont coupé? Pour la punir?Gayané était tireuse d’élite. J’éteins la vidéo. Puis je me dis: «Pourquoi ses jambes sont-elles enterrées jusqu’à son vagin?». Je visionne de nouveau la vidéo, et je vois ce que je n’ai pas voulu voir la première fois. Ses jambes ne sont pas enterrées, mais ont été découpées à la hauteur de son bassin. Elles ne sont plus là, ses jambes. Une Vénus de Milo à l’envers, une «œuvre» contre nature. Pourquoi lui couper les jambes? J’essaie de comprendre. Est-ce parce qu’elle repoussait de ses pieds ses agresseurs, qui tentaient de la violer? Je m’imagine la taille de la lame qui mène à l’horrible scène puis je tombe sur le regard éperdu de Gayané et je renonce.

Aucun auteur ne pourrait dire les cris qu’a dû pousser cette femme alors que ses assassins la découpaient vivante. Aucun sculpteur ne pourrait reproduire les masques de la souffrance qui ont défilé sur son visage. Aucun peintre ne pourrait cerner l’étendue de sa douleur. Et d’ailleurs par quoi auraient-ils commencé? Par son œil, son doigt, ses jambes? Ont-ils enfoncé un objet dans son vagin? Si oui, lequel et à quelle fréquence? Combien étaient-ils pour la maîtriser dans son calvaire? Trois? Quatre? Sept? L’ont-ils violée après lui avoir crevé l’œil? Où était-ce avant? Le corps mutilé de Gayané soulève en moi des questions que j’espérais révolues. Je me surprends à espérer le moment ultime de sa vie qui la libère de son supplice. Le moment où son âme quitte son corps et rejoint les cimes où nichent les cantiques de ses ancêtres, l’instant ultime où son dernier souffle s’échappe de sa gorge entre deux quintes de toux gorgées de sang, de larmes et de muettes malédictions.Depuis le Xe siècle, c’est le même scénario qui constitue l’identité nationale des Turco-Azéris: faire souffrir leurs minorités, surtout la plus symbolique d’entre elles, les femmes

Les «acteurs» de ce sinistre «court-métrage» me ramènent à la réalité. Ils sont hors-champ, j’entends seulement leurs voix. On ne voit jamais leurs visages, à aucun moment. Puis il me semble comprendre une phrase en turc: «C’est une femme ça?» Ils rient et jouent sur le registre de la cruauté et s’y appliquent. Quoi jouer d’autre? Depuis le Xe siècle, c’est le même scénario qui constitue l’identité nationale des Turco-Azéris: faire souffrir leurs minorités, surtout la plus symbolique d’entre elles, les femmes. Ici pas de paroles ni de texte qui puissent atténuer la violence inouïe qu’a subie le corps de Gayané. Les phrases improvisées tournent autour d’une vingtaine de mots ; la même rhétorique raciste anti-arménienne, enseignée depuis le primaire jusqu’aux grandes écoles. Le téléphone portable recule. À moins d’un autre coup de botte, ce qu’il reste de Gayané ne bougera plus. Gayané s’est éteinte en défendant sa patrie. Le soleil de ses montagnes brille dans le dos de son bourreau qui continue de filmer.

On ne voit toujours pas les visages de ses agresseurs, ils sont à contre-jour, à contre-lumière, à contre-vie. Gayané est morte de mille morts, son supplice est la fierté de ces tortionnaires en uniformes. Sommes-nous en 2022? Si cette femme de 36 ans était tombée en défendant son pays, nous serions en droit de nous dire qu’elle savait les risques. À la guerre on tue, on meurt. Et si elle avait été capturée par une armée conventionnelle qui se respecte, nous aurions été en droit d’espérer qu’elle fût protégée par les lois internationales, qui tiennent les hommes à distance de leurs pulsions. Il semblerait que les conventions de Genève ne soient pas de mise en Anatolie, et encore moins dans le Caucase du sud. Ce que l’on voit dans cette vidéo (il y en a tant d’autres), chère Madame, c’est un crime de guerre, un crime contre l’humanité, un crime contre nature qui jette à bas la raison pour couronner l’horreur.

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Un crime dont le récit devrait être crié dans un désert, mais je me dois d’en être le triste messager afin que vous sachiez ce qu’ont fait subir ces militaires à cette jeune femme. Et ils vont continuer. D’un point de vue symbolique, nous pourrions nous dire que c’est la dictature qui foule aux pieds la démocratie, que c’est la barbarie qui viole et assassine le monde civilisé, et vous en seriez d’accord… ou pas. Ce que je vois dans cette vidéo, ce sont des hommes qui ont violé et torturé méthodiquement une femme à mort. Une femme, une mère. Oh, rassurez-vous je ne fais appel ni à votre caractère féminin, ni à votre cœur, ni à votre morale, visiblement votre pragmatisme a eu raison des trois. En ce moment même, où vous finalisez les termes de votre deal avec l’Azerbaïdjan, la vidéo en question fait fureur sur les réseaux sociaux de Bakou. Filmer et diffuser est un pas en avant, «un progrès» pour un pays qui s’assume et se vautre dans sa barbarie et son sadisme.

Il faut poser près de sa proie devenue trophée, lui mettre des coups de bottes, l’outrager jusque dans la mort, brandir sa dépouille, la crucifier sur la porte qui sépare nos deux mondes. Vous faites partie de l’un des deux. Lequel? L’impunité mène à la récidive. Tout comme le gaz azerbaïdjanais, ces vidéos de l’indicible vont bientôt circuler jusqu’en Europe. Quand vous serrerez de nouveau la main de monsieur Aliyev, votre partenaire «digne de confiance», avec qui vous riez et plaisantez allègrement, n’oubliez pas que vous signez un pacte avec ce que la dictature a produit de pire et que vous concluez un deal contraire aux aspirations démocratiques de l’Europe. En agissant ainsi, vous étouffez le meurtre de Gayané et tous ceux qui suivront. Vous êtes donc, vous dont le poste exige une probité politique absolue et sans faille, une complice de cette barbarie sans nom. Willy Brandt doit se retourner dans sa tombe. Quel triste naufrage. Je redoute le jour où, de désillusions en désillusions, je ne saurais plus écrire le mot démocratie, et ce sera à cause de gens comme vous.

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Malgré leurs uniformes qui sont ceux d’une armée conventionnelle, les soldats azerbaïdjanais se comportent en hordes barbares et prédatrices. Ils rejoignent ainsi le camp de Daech. Souvenez-vous, Madame, des «mises en scène» mortifères où les djihadistes décapitaient, brûlaient, lapidaient des hommes et des femmes sans défense. Jusqu’à ce que les forces kurdes, des femmes notamment, les arrêtent à Kobané. Il y a dans cette vidéo qu’ont «réalisé» ces soldats sans honneur un but, un seul: faire peur. Provoquer chez les Arméniens une sidération. Les faire fuir de leurs terres ancestrales. Les Azerbaïdjanais sont protégés en premier chef par leur état-major. Ils sont le triste écho de leur général en chef, Ilham Aliyev, qui voit les Arméniens comme des chiens qu’il faudrait chasser. Nous ne sommes plus des humains mais des sous-hommes animalisés. Ils sont «couverts» et ils le savent.

Ils savent qu’aucun gouvernement ni aucune instance ne les poursuivra en justice. Ils savent qu’ils sont l’alternative au gaz russe. Sinon pourquoi prendraient-ils le risque de se mettre à dos la très sélective communauté internationale? Comme leurs grands frères turcs négationnistes, ils perpétuent une tradition féminicide, ritualisée et célébrée depuis des siècles. Et ce n’est pas le corps seul de la femme qu’ils veulent posséder puis détruire, mais l’utérus même qui enfante et qui tient en son sein l’histoire du peuple des Arméniens. La matrice: c’est là, dans cette «terre», qu’ils veulent planter leur étendard frappé de la lune étoilée. Les femmes grecques, kurdes, assyriennes, yazidies, alévies et chaldéennes ne le savent que trop bien, Madame. Pour ces hommes à la pensée testiculaire avec qui vous faites affaire, l’acte de bravoure passe par la conquête et la dévastation du corps féminin. Ainsi soumis, possédé, souillé et marqué, il ferait (selon leur délire) perdre à l’ennemi honneur et virilité.Aux yeux des soldats azerbaïdjanais sans honneur qui l’ont torturée, Gayané ne sera jamais assez morte. Et tout comme le gaz azerbaïdjanais, ces vidéos de l’indicible vont bientôt circuler jusqu’en Europe

C’est une castration qui passerait par le corps de la femme conquise, soumise, servile, domptée, matée, rampante, suppliante, humiliée, tuée, massacrée. Gayané n’a pas échappé à son temps, elle n’a pas fui son époque, ne lui a pas tourné le dos. Elle progressait, les armes à la main, à rebours dans cette fable qu’on appelle l’Histoire, et qui depuis des siècles se construit en se vomissant elle-même. Le corps de Gayané dressé face aux envahisseurs s’incarne comme un territoire qu’il leur faut pénétrer, conquérir, dévaster. Un pays qu’il leur faut prendre de force, démembrer, et duquel il s’agit de faire disparaître toute trace qui attesterait de qui il fut. Il leur faut défigurer Gayané, lui faire payer son audace de femme jusqu’à la rendre méconnaissable, jusqu’à ce qu’elle soit dévastée comme ces maisons en ruine, sans portes ni fenêtres, sans toit ni foyer, comme ces églises éventrées devenues parkings, étables ou mosquées, ces cimetières retournés par des bulldozers, ces khatchkars (stèles) pulvérisés au marteau piqueur, ces champs qui redeviendront friches, ces villes antiques débaptisées et renommées à la va-vite.

Non, à leurs yeux Gayané ne sera jamais assez morte. Il leur faut se repaître de sa mort jusqu’à ce que la poussière et le néant se disputent son nom. Madame la présidente, pourquoi ne pas condamner «ces courts-métrages» de l’horreur qu’affectionnent les soldats de l’armée régulière azerbaïdjanaise? Pourquoi financer et «coproduire» le «long-métrage» à venir, celui qui racontera la chute définitive du peuple des Arméniens? Comment pouvez-vous accepter un si mauvais scénario? Pourquoi le faites-vous? Pour le gaz azerbaïdjanais? C’est le même que le russe et vous le savez!

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