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Étienne Gilson et la théologie postconciliaire
Le biographe Florian Michel voit dans le thomisme de Gilson une source d'inspiration pour les deux figures les plus identifiées comme favorables à une interprétation authentique du Concile : Jean-Paul II et Benoît XVI.
Étienne Gilson (1884-1978) était un philosophe et historien de la philosophie français, ainsi qu'un spécialiste de la philosophie médiévale, connu pour ses nombreux travaux sur les écrits de saint Thomas d'Aquin. (Images : Wikipédia)
De ces deux grandes figures, Maritain est de loin la plus connue en Amérique. Les historiens classiques du catholicisme américain lient Maritain au jésuite américain John Courtney Murray comme les instigateurs de Dignitatis Humanae, le document du Vatican II dans lequel l'Église a finalement fait la paix avec la démocratie moderne et le pluralisme religieux. Gilson, en revanche, semble largement oublié. Ceux qui souhaitent explorer la vie et l'œuvre de cet important penseur catholique moderne peuvent, avec beaucoup de profit, se tourner vers l'étude récemment traduite de Florian Michel, Étienne Gilson : une biographie intellectuelle.
Un chiffre opportun
Gilson reste une figure d'actualité à l'heure où les catholiques continuent de se demander comment s'engager dans le monde moderne tout en restant fidèles à une vision du monde catholique. Le demi-siècle qui s'est écoulé depuis le Concile Vatican II a laissé de nombreuses preuves des dangers d'un tel engagement, en particulier à travers la tendance des catholiques à subordonner les principes théologiques aux priorités politiques. La biographie de Gilson par Michel montre clairement qu'il ne s'agit pas simplement d'un problème post-Vatican II. Les catholiques américains en particulier bénéficieront d'une connaissance approfondie de la manière dont ces questions se sont déroulées dans d'autres pays que l'Amérique.
Gilson est né à Paris en 1884. Il a grandi à une époque de conflits religieux et politiques considérables. La Troisième République (1870-1940), résolument laïque, qui gouvernait la France pendant sa jeunesse, considérait l'Église catholique comme son ennemi juré. De nombreux catholiques français, en particulier dans la hiérarchie, refusaient d'accepter la légitimité de la République et insistaient sur le fait que la France ne pouvait être la France qu'avec une monarchie catholique. Le pape Léon XIII conseilla aux catholiques de rechercher un compromis avec les éléments les plus modérés des cercles républicains. Ses efforts échouèrent à la suite de la crise de l'affaire Dreyfus, au cours de laquelle des sympathisants royalistes accusèrent Alfred Dreyfus, un officier de l'armée juif résolument républicain, d'avoir transmis des secrets militaires à l'Allemagne. Cette controverse déchira la France et traça la ligne de démarcation la plus nette possible entre les défenseurs laïcs et pro-républicains de Dreyfus et ses ennemis, en grande partie catholiques, royalistes et même antisémites. L'enquête qui suivit révéla que Dreyfus avait été accusé à tort sur la base de faux documents. L'Eglise fut condamnée à être du côté des perdants. Malgré la laïcité croissante de la France, l'Eglise catholique était restée l'Eglise établie de la République. En 1905, la Troisième République vota une loi dissoute l'Eglise et officialisa le principe de séparation de l'Eglise et de l'Etat. Cette période vit également une répression sévère des ordres religieux qui aboutit à l'expulsion d'environ trente mille religieux et religieuses.
Malgré ces profondes divisions, Gilson grandit dans une famille à la fois fidèlement catholique et résolument républicaine. Les opinions politiques de sa famille reflétaient en partie leur statut socio-économique en tant que membres de la petite bourgeoisie urbaine et se trouvaient confirmées par le républicanisme modéré que Léon XIII avait encouragé au début des années 1890. Sous Pie X, cette modération devint de plus en plus difficile à maintenir : en 1914, Pie X condamna Le Sillon, le principal mouvement parmi ceux qui cherchaient à forger un compromis catholique avec le républicanisme. Bien qu'ils ne soient pas officiellement membres du Sillon, Gilson et sa famille furent choqués par cette condamnation ; ils continuèrent à insister sur la compatibilité de la foi catholique et de la politique républicaine.
Action française, tensions et « humanisme intégral »
Un autre type de défi politique émergea après la Première Guerre mondiale : l’Action française. Ce mouvement fut imaginé par Charles Maurras, royaliste avoué, antimoderniste et néopaïen. Il considérait l’ancien empire romain comme un modèle d’ordre politique et admirait l’Église catholique comme un lien institutionnel vivant avec ce glorieux passé païen. Bien que méprisant le christianisme à la manière de Nietzsche, il admirait l’Église comme principe d’ordre et enrôla les royalistes catholiques dans cet effort pour recréer l’empire romain dans la France moderne. Protofasciste et profondément antichrétien, le mouvement gagna néanmoins le soutien de nombreux évêques catholiques et de certains intellectuels catholiques français de premier plan, notamment Jacques Maritain. Gilson fut, pour sa part, consterné par l’Action française et faillit quitter l’Église en signe de protestation contre le soutien massif qu’elle reçut des catholiques. Pie XI épargna à Gilson ce geste fatidique en condamnant le mouvement en 1926. Maritain, la recrue intellectuelle la plus importante du mouvement, plaça consciencieusement la foi avant la politique et renonça à son affiliation au mouvement.
Maritain et Gilson ont trouvé un terrain d’entente en articulant une voie à suivre pour les catholiques et la politique moderne à travers une vision intellectuelle large que Maritain a baptisée « humanisme intégral ». Bien que Gilson et Maritain aient tous deux parlé librement d’une « nouvelle chrétienté », leur appel n’était pas un appel à un retour au Moyen Âge. Faisant la distinction entre les formes politiques passagères et les principes durables, Gilson a cherché à réimaginer la démocratie moderne comme fondée sur la primauté de la personne humaine. Le terme est depuis devenu central dans la pensée catholique post-Vatican II et dans la politique pro-vie, bien que le compte rendu de Michel sur la compréhension par Gilson de la politique de la personne humaine montre la distance entre le monde de Gilson et le nôtre. Dans son compte rendu, certes non systématique, de la politique de la personne humaine, Gilson commence par une défense de la famille « comme un fait naturel ». Il aborde ensuite la « socialisation de certaines ressources naturelles ou de certains moyens de production et de distribution » et le soutien au « syndicalisme », regroupant ces trois principes sous le terme général de « social-démocratie », qu’il envisage comme une alternative au communisme et au capitalisme. En cela, Gilson s’inscrit résolument dans le courant dominant de la pensée sociale catholique européenne du milieu du XXe siècle, le libéralisme du New Deal lui servant d’équivalent américain.
La politique de Gilson pendant la guerre froide s’avéra plus controversée. Gilson partageait l’espoir d’hommes d’État catholiques laïcs comme Conrad Adenauer, chancelier de l’Allemagne de l’Ouest, selon lequel l’enseignement social catholique pourrait servir de cadre directeur à la reconstruction de l’Europe après la guerre. Bien conscients de la menace que représentait l’Union soviétique, Gilson et Adenauer craignaient également la perte d’indépendance politique et culturelle qu’entraînerait une alliance militaire avec les États-Unis. Les responsabilités de la fonction publique et la proximité géographique avec l’Union soviétique conduisirent Adenauer à accepter l’OTAN comme une nécessité politique, mais Gilson, l’intellectuel, insista pour que l’Europe se réarme et adopte une position de non-alignement. L’histoire donna à ces deux figures à moitié raison : l’OTAN maintint l’Europe libre de la domination soviétique, mais la dépendance à l’égard des États-Unis fit échouer le rêve de Gilson d’une Europe catholique sous l’assaut de la culture de consommation américaine. L’opposition de Gilson à l’OTAN a sans aucun doute miné sa réputation aux États-Unis. Les catholiques patriotes à la recherche d’un intellectuel catholique international pour chanter les louanges de la Pax Americana se tournèrent vers Jacques Maritain, dont les Réflexions sur l’Amérique (1958) baptisèrent pratiquement les États-Unis comme la véritable incarnation historique de la nouvelle chrétienté envisagée dans son Humanisme intégral .
Variétés du thomisme avant et après le Concile
La politique occidentale a tellement changé au cours des soixante-dix dernières années que ces débats politiques n’ont peut-être plus qu’un intérêt historique. L’œuvre intellectuelle de Gilson, en particulier son rôle dans la promotion d’un certain type de thomisme, reste d’autant plus pertinente pour les catholiques d’aujourd’hui. Gilson a été choqué par l’abandon généralisé du thomisme qui a suivi le concile Vatican II. Il croyait que seule la tradition thomiste avait le poids intellectuel nécessaire pour guider la mise en œuvre appropriée du concile. De nombreux catholiques consternés par l’héritage du concile continuent de partager ses sentiments. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils partagent son thomisme. Le livre de Michel est utile pour révéler les variétés de thomisme en jeu dans le demi-siècle précédant le concile. Gilson s’est distingué par son approche historique de l’étude de saint Thomas. Cela impliquait en partie de comprendre Thomas en termes de ses sources et dans le contexte plus large de son époque. Cette approche a valu à Gilson le respect des érudits laïcs dans le domaine émergent des études médiévales.
Le milieu universitaire laïc de l'époque de Gilson se méfiait généralement des intellectuels qui professaient la foi catholique. Gilson gagna néanmoins le respect des philosophes laïcs d'institutions de premier plan comme la Sorbonne et Harvard. Cette dernière lui offrit un poste permanent pour enseigner l'histoire de la philosophie médiévale. Il refusa l'offre de Harvard de travailler avec les Pères basiliens au St. Michael's College de l'Université de Toronto, où il créa l'Institut d'études médiévales. Gilson choisit St. Michael's plutôt que Harvard parce qu'il souhaitait enseigner dans un environnement où il pouvait intégrer plus ouvertement sa foi à ses études. Il resta attaché aux normes les plus élevées en matière d'érudition et à la production d'un travail qui serait reconnu par les universitaires non catholiques.
L’engagement de Gilson à développer une compréhension historique de saint Thomas qui puisse parler au monde contemporain le mettait en porte-à-faux avec d’autres qui se contentaient de développer le thomisme comme un langage et un système isolés des erreurs de la modernité. Ce contraste est apparu le plus clairement dans un échange entre Gilson et le « monstre sacré » du thomisme forteresse, le dominicain Reginald Garrigou-Lagrange. Les deux hommes ont assisté à une série de réunions à Rome en 1950, à l’occasion de la publication de l’encyclique Humani Generis , qui mettait en garde contre « les opinions et les erreurs modernes qui menacent de saper les fondements de la doctrine catholique ». Le relativisme historique se cachait derrière une grande partie de ce que l’Église identifiait comme des erreurs modernes, et Gilson était bien conscient que la plupart des thomistes étaient enclins à « mépriser et à se méfier » de l’histoire. Humani Generis est apparu comme une victoire pour ceux, comme Garrigou-Lagrange, qui considéraient la pensée catholique, et le thomisme en particulier, comme un système fermé ; bien que parfois comprise comme une réprimande à l'utilisation de l'histoire par des penseurs du ressourcement tels qu'Henri De Lubac, l'encyclique pourrait facilement être utilisée comme un gourdin contre un thomiste comme Gilson, qui avait passé une grande partie de son temps à appliquer la méthode historico-critique aux écrits de saint Thomas.
Gilson n’avait guère de sympathie pour des figures comme De Lubac, mais restait attaché à la méthode historique. Dans un échange avec Garrigou-Lagrange, il affirmait : « L’histoire de la philosophie n’est pas close. . . . Au contraire, le récit de tant d’aventures vécues par la pensée nous invite à de nouvelles, et le moment est peut-être venu de tenter la plus belle. » Garrigou-Lagrange lui répondait : « Donc, pour vous (...) la métaphysique est une aventure, c’est-à-dire une histoire arbitraire et inventée à sa guise. » Pour dissiper tout doute sur sa position, le dominicain affirmait que oui, en effet, la métaphysique est un système fermé. Réfléchissant à cette controverse, Michel estime que Gilson s’est trouvé pris entre les camps opposés du thomisme doctrinaire et du détournement de la philosophie vers l’Écriture, la liturgie et l’histoire.
La confusion qui a suivi le Concile a placé Gilson dans ce troisième camp. Consterné par l'interprétation initiale et la mise en œuvre du Concile, il n'a ni défendu les fondements du ressourcement du Concile ni reculé vers les certitudes préconciliaires. Il croyait que saint Thomas restait un guide viable pour le monde postconciliaire, mais il a insisté une fois de plus sur le fait que Thomas devait être libéré du carcan du thomisme dominant. Michel écrit en sympathisant avec Gilson en général et avec son interprétation du Concile en particulier. Il voit le thomisme de Gilson comme une inspiration pour les deux figures les plus identifiées à la promotion d'une interprétation authentique du Concile : Jean-Paul II et Benoît XVI.
Michel défend de manière convaincante l’importance de Gilson en tant que personnage historique et la pertinence continue de son approche historique dans la vie intellectuelle catholique. Pourtant, le lien avec Jean-Paul II et Benoît XVI est quelque peu tendu et trompeur. Les deux personnages connaissaient et respectaient sans aucun doute l’œuvre de Gilson, mais aucun n’a travaillé dans la tradition du thomisme gilsonien, ni dans aucun thomisme d’ailleurs. La pensée de saint Thomas reste une tension persistante au sein de la tradition intellectuelle catholique plus large ; Gilson a dénoncé à juste titre son rejet brutal de l’éducation catholique après le Concile. Pourtant, les documents du Concile doivent la majeure partie de leur inspiration au mouvement de ressourcement que Gilson a toujours tenu à distance. En tant que théologien, Benoît XVI a le mieux exprimé le renouveau intellectuel envisagé par le Concile dans son ouvrage en plusieurs volumes Jésus de Nazareth , un ouvrage d’exégèse biblique employant la méthode historico-critique avec à peine une mention des questions philosophiques qui ont consumé les thomistes préconciliaires (et, malheureusement, de nombreux thomistes postconciliaires).
La confusion doctrinale qui a suivi le Concile a conduit les personnes concernées par l’orthodoxie à oublier le but du Concile : annoncer l’Évangile au monde moderne dans un langage adapté à ce monde. Même Gilson a reconnu les limites du thomisme en matière d’évangélisation : « La foi a converti plus de philosophes au thomisme que la philosophie thomiste n’a converti de philosophes à la foi ».
En laissant de côté les réserves de Gilson, le livre de Michel montre comment un certain type de thomisme a pu parler au monde à un moment donné. De cette façon, la vie et l'œuvre de Gilson demeurent une source d'inspiration et un défi pour les catholiques d'aujourd'hui.
Étienne Gilson : une biographie intellectuelle
par Florian Michel ; traduit par James G. Colbert.
Catholic University of America Press, 2024
Broché, 430 pages
Commentaires
Le moins que l'on puisse dire est que Gilson a bien plus été un inspirateur potentiel qu'un inspirateur effectif de Jean-Paul II et de Benoît XVI, mais là n'est pas le point d'attention le plus instructif.
Le point d'attention le plus instructif est plutôt celui-ci : puisqu'il est avéré que le Concile n'est pas d'inspiration thomiste, et puisqu'il est établi que le Concile n'est d'inspiration "patristique", d'une manière restrictive et sélective, que dans certains de ses textes, qui ne sont pas ceux qui posent le plus de problèmes, dont Dei verbum, la première partie de Gaudium et spes et Lumen gentium, quelle est donc la source d'inspiration la plus caractéristique de ce qu'il y a de plus "conciliaire", dans les documents du Concile Vatican II ?
Chenu, Congar, de Lubac, Maritain, Philips, Rahner, Suenens et Teilhard, entre autres, étaient-ils thomistes, dans une acception "gilsonienne" du thomisme ?
Quand bien même ils l'auraient été, cela leur aurait-il permis, pour ceux d'entre eux qui étaient encore en mesure de le faire, de se lancer dans une "résistance thomiste", face à une partie du Concile et surtout face à une très grande partie de l'après-Concile ?
Bien sûr que non, et pour cause : cette "résistance thomiste" face à l'après-Concile aurait été synonyme de ralliement à la tonalité anti-moderniste de l'encyclique Humani generis de Pie XII, parue en 1950, or il n'a jamais été question, pour ces auteurs, de laisser entendre que c'est Pie XII qui avait raison et que c'est Paul VI qui a eu tort, en ce qu'il a bâti un compromis fragile, imprécis et imprudent, notamment entre l'humanisme kantien et le christianisme thomiste, ce qui apparaît dans les premières parties de Dignitatis humanae et de Nostra aetate et, en filigrane, dans la deuxième partie de Gaudium et spes.
Or, c'est précisément à cause de son caractère fragile, imprécis et imprudent que ce compromis a volé en éclats, dès l'année 1965-1966, en tant que première année de mise en oeuvre du Concile.
De toute façon, "la messe est dite" depuis longtemps, puisque le thomisme se caractérise avant tout par son vocabulaire, et puisque les évêques, les cardinaux et les papes de l'après-Concile ne veulent pas imposer le recours et le retour à ce vocabulaire dans l'Eglise.
Et quand on voit quelle est la conception de la théologie propre au pape François, notamment dans Ad théologiam promovendam, on est en droit de se dire que la réhabilitation du thomisme, en plénitude, n'est pas pour demain, dans une Eglise désormais inclusive et synodale...