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« Nous avons perdu de vue ce qu’est la liberté »

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De François-Xavier Maigre et Agnès Chareton sur le site de l'hebdomadaire le Pèlerin :

François Sureau : « Nous avons perdu de vue ce qu’est la liberté »

Nos libertés ont été mises à mal comme jamais durant la pandémie. C’est ce qu’affirme l’avocat François Sureau. S’il porte un regard sans concession sur notre pays, l’espoir de rédemption n’est jamais loin chez ce disciple de saint Ignace et de Charles de Foucauld. Il affleure dans son dernier livre, L’or du temps.

L'or du temps - Blanche - GALLIMARD - Site Gallimard

Vous venez de publier un récit « fleuve » – 848 pages ! – qui rend hommage à la Seine et aux artistes qui l’ont aimée. Votre livre résonne étrangement avec les temps que nous vivons, comme une ode à la beauté et à l’altérité. Est-ce un hasard ?

Ce paradoxe temporel m’a frappé comme vous. Je voulais écrire ce livre depuis près de trente ans. Par un effet de coïncidence, le fait qu’il sorte maintenant me remplit d’une joie profonde. S’y développe presque malgré moi une manière de voir le passé, le monde et la vie aux antipodes de ce que nous venons de vivre depuis trois mois.

Pour quelles raisons ?

L’épidémie de Covid-19 a donné une particulière acuité à des choses qui étaient déjà en gestation. Et notamment l’idée d’une union nationale, qui me semble absolument factice. Nous avons été sommés d’adhérer à la position du gouvernement. C’est surtout le ton de ces injonctions qui m’a frappé. Cela m’a rappelé un Président précédent (Nicolas Sarkozy, NdLR) qui avait souhaité mener une consultation sur l’identité nationale, tendant à dire que la France était ceci plutôt que cela. Mon livre est une réaction souterraine forte, totale, à cette tentation.

Dans L’or du temps se dessine en effet le portrait d’une France plurielle, irréductible à toute caricature…

Cette France que je décris incorpore des éléments antagonistes qui vont de Louis Rossel, le héros de la Commune, au marquis de La Rouërie, l’un des premiers adeptes des libertés bretonnes, mort en 1793, en passant par Blaise Pascal, André Breton et Charles de Foucauld. Cette diversité fait que tout le monde, je crois, peut s’y reconnaître. Il y a l’idée d’une grandeur qui naît de la contrariété des opinions, de l’exercice de libertés différentes, de la diversité des origines. J’ai d’autant plus de plaisir à en parler maintenant que nous avons été priés, à chaque épreuve survenue ces dernières années, de nous rallier à une conception univoque de la nation française.

En quoi le confinement a-t-il aiguisé en vous ce besoin d’un chemin de traverse ?

D’habitude, quand on enferme quelqu’un dans une prison ou dans un couvent, s’il fait le mur, il retrouve à l’extérieur une vie. Là, il n’y avait plus de vie dehors. J’ai ressenti, comme beaucoup, cette impression angoissante que la totalité du monde avait disparu. Ce livre, radicalement à l’inverse, propose une invitation au voyage à travers deux types de figures : ceux qui viennent en France (Apollinaire, Modigliani, Cendrars…) et ceux qui s’en vont (Rimbaud, De Gaulle, Gauguin…). Ils représentent la France comme un pays imaginaire que l’on traverse, mû par un rêve spirituel. Mon récit vise aussi à affirmer la souveraineté absolue de l’espace intime, qui a été envahi par les réquisitions de l’autorité politique et par la peur causée par l’épidémie.

Impossibilité de circuler, de nous réunir, de visiter nos aînés dans les maisons de retraite… Sommes-nous allés trop loin dans le renoncement à nos libertés fondamentales ?

Bien sûr. Les forces du contrôle social et administratif ont utilisé la pandémie comme elles avaient utilisé le terrorisme pour réduire les libertés individuelles. Nous avons ainsi renoncé à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par exemple en maintenant les détentions provisoires sans jugement, sans que cela soit justifié. Nous avons abdiqué notre esprit critique. Le premier mois du confinement, la presse n’a fait que relayer le pouvoir. Nous avons assisté à une démission massive des élites, administrative, politique, juridictionnelle, qui se sont dispensées de statuer sur les droits fondamentaux et qui, à de rares exceptions près, se sont abstenues de poser la moindre question.

Vous avez aussi déploré le manque de débat démocratique, notamment au Parlement…

En tant que citoyen, j’aurais aimé que nous discutions de ces mesures. Quel était le degré de confinement qui ne compromettait pas l’avenir économique du pays ? N’étions-nous pas en train de sacrifier massivement la jeunesse à l’intérêt des aînés ? Les grandes victimes, sur le plan du chômage, de la dette, des études interrompues, vont être les jeunes de 20 à 40 ans. Personne n’en a discuté. Or tout le pari des institutions représentatives, c’est que le peuple doit être le témoin de ces débats de société. Les grandes passions que nous vivons en période de terrorisme, la haine, la peur, ou de pandémie, doivent s’exprimer. Cela n’a pas eu lieu. À mes yeux, la démocratie représentative est menacée de mort.

Les forces du contrôle social et administratif ont utilisé la pandémie comme elles avaient utilisé le terrorisme pour réduire les libertés individuelles.

Durant cette crise, l’impératif sanitaire semble avoir pris le dessus sur toutes les autres considérations. Cela vous inquiète-il ?

Pour des raisons mystérieuses, nous avons accepté de n’être plus ni des personnes politiques, soucieuses de leurs droits, ni des personnes humaines, soucieuses de leur travail, mais de simples êtres vivants. La vie est devenue notre seule valeur, au détriment de la dignité du citoyen, de la destinée spirituelle de la personne. Notre espoir du Salut a disparu, or il constitue à mes yeux l’essence même du christianisme. Même pour les agnostiques, il existait un salut politique ou social. Nous n’avons guère plus de représentation de nous-même que sous l’aspect de l’être vivant qu’il faut protéger. C’est tout à fait nouveau, et inquiétant car il n’y a pas de progrès possible, pas de dignité de l’homme si l’on ne sort pas de la sphère du bíos, du vivant.

Qu’est-ce qui vous a choqué ?

Ce qui m’a le plus choqué – mais je n’en fais le grief à personne car je l’ai accepté moi-même –, c’est cette rupture de civilisation : le fait de trouver normal d’abandonner définitivement les vieux. Nous avions déjà franchi une étape en les mettant dans des maisons spécialisées au lieu de les garder avec nous, et là un deuxième pas a été franchi en les laissant mourir tout seuls.

Que vous inspire l’application de traçage StopCovid ?

Une grande méfiance ! L’expérience montre que ces dispositifs exceptionnels d’intrusion dans la vie privée sont toujours utilisés pour autre chose ensuite. Ils étaient volontaires, ils deviennent obligatoires. Un jour, on inventera « StopCrime » pour savoir en permanence où est le type qui vient de sortir de prison. J’estime qu’il s’agit d’un pas de plus vers la société de la délation. En prétendant faire notre bien, l’État se dote de dispositifs lui permettant de poursuivre ses propres fins, et pas les nôtres.

Pour aimer la liberté, il faut croire qu’elle va nous mener à quelque chose de meilleur, et il faut être prêts à supporter tous ses désagréments.

Avons-nous sacrifié la liberté à la sécurité ?

Nous avons perdu de vue ce qu’est la liberté : d’une part, un chemin d’émancipation individuel, la possibilité d’accomplir pleinement notre personnalité, et d’autre part, un chemin de progrès collectif. Nous ne voyons plus la liberté que sous la forme de la concession par l’État de droits de jouissance pour notre propre vie individuelle. Notre individualisme a tué la liberté. Quelque chose nous a quittés – peut-être en raison des deux guerres mondiales et de la Shoah –, de l’ordre de la confiance, de l’optimisme, de l’énergie… Au fond, pour aimer la liberté, il faut croire qu’elle va nous mener à quelque chose de meilleur, et il faut être prêts à supporter tous ses désagréments. J’espère que ce n’est pas la fin d’un cycle où l’optimisme émancipateur de l’Occident disparaîtrait derrière le simple désir d’une vie tranquille.

Vous avez eu un lien très fort avec saint Ignace et Charles de Foucauld. Comment votre foi chrétienne vous nourrit-elle aujourd’hui ?

La destinée d’Ignace de Loyola est celle d’un échec. Appelé à une brillante carrière, il prend un boulet dans la jambe et sa vie se brise. La destinée de Foucauld est aussi celle d’un échec qui finit par porter du fruit. La parabole le dit très bien : « Si le grain ne meurt… » La vie du Christ lui-même est l’histoire d’un échec. Il n’a pas entraîné son peuple, n’a pas voulu être roi, est mort. Et pourtant nous pensons que cet échec est plus riche de virtualité et d’espérance que toutes les réussites du monde. Ce qu’il y a en moi d’espérance réside dans les formidables potentialités d’achèvement que l’échec renferme. J’espère que cela pourra nous inspirer dans la période que nous traversons.

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