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Ces bénédictins qui défient le temps

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De Christophe Geffroy sur le site de La Nef (septembre 2022) :

Solesmes : les bénédictins qui défient le temps

L’abbaye de Solesmes, fondée par Dom Guéranger, est l’une des plus prestigieuses de France. Nous avons rencontré le jeune nouveau Père Abbé, Dom Geoffroy Kemlin (43 ans), élu le 17 mai dernier.

La Nef – Pourriez-vous d’abord nous décrire rapidement votre parcours et comment notamment vous êtes arrivé à Solesmes ?

Dom Geoffroy Kemlin – Je suis issu d’une famille catholique pratiquante. Mes parents m’ont transmis la foi et l’amour de l’Église, ainsi qu’une éducation catholique, via en particulier le scoutisme. De tout cela, je leur suis profondément reconnaissant. J’ai découvert le missel de 1962 lorsque j’avais douze ans, en participant au pèlerinage de Chartres, et j’ai été tout de suite séduit. Cela a correspondu à un approfondissement réel dans ma vie de foi. Je quittais l’enfance, et dès ce moment, je me suis affirmé comme catholique, désireux de pratiquer et d’approfondir ma foi. Ce qui ne signifie pas que j’étais un saint… Ma vocation s’est affirmée à ce moment-là. Elle était sans doute déjà présente auparavant, mais elle a pris de la consistance dans ces années-là. Je me souviens avoir eu une expérience forte au Barroux. Puis j’ai fait une retraite à Fontgombault quand j’étais en Première. Il me semble que c’est là que j’ai commencé à penser à la vie monastique. Il m’a fallu attendre quelques années avant d’entrer au noviciat, en septembre 1999. Mais une fois au monastère, je me suis assez rapidement retrouvé mal à l’aise par rapport à la liturgie. Ne pas célébrer avec le même missel que le pape et les évêques ne me satisfaisait pas. Néanmoins, cela m’a pris du temps pour prendre la décision de quitter Fontgombault et de rejoindre Solesmes. Je ne l’ai fait qu’en décembre 2001, soit plus de deux ans après mon entrée à Fontgombault. Aujourd’hui, je ne regrette pas cette décision. Ce qui ne m’empêche pas d’entretenir des rapports très fraternels avec le Père Abbé et les moines de Fontgombault.

Que représentait Solesmes pour vous avant votre entrée, avec le poids important de l’histoire de cette abbaye qui a joué un rôle de premier plan, notamment dans la restauration de la liturgie avec Dom Guéranger ? Ces aspects ont-ils joué dans votre vocation ?

Solesmes ne représentait pas grand-chose pour moi avant mon entrée à Fontgombault. J’y avais passé trois jours de retraite avec mon lycée quand j’étais en Terminale. J’avais apprécié cette retraite, mais ça n’avait pas été le coup de foudre. En fait, c’est à Fontgombault que j’ai découvert le charisme de Solesmes. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à être attiré par ce monastère. Et en même temps, c’était une connaissance très théorique. D’où ma difficulté à faire le pas. Mais il est clair que ce qui m’attirait à Solesmes – et ce qui m’attire toujours – c’est l’attachement au Siège apostolique, fondé non pas sur une vénération déplacée de la personne du pape, mais sur les paroles du Christ à Pierre : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église… tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. » C’est aussi l’attachement à la grande Tradition de l’Église, l’amour de la liturgie, des Pères et de l’histoire de l’Église, etc. C’est cette réception tranquille de la Tradition de l’Église, dans la confiance en l’action permanente du Saint-Esprit en son sein, qui m’a séduit et me séduit encore aujourd’hui.

Pourriez-vous nous dire un mot de l’histoire de Solesmes et de la congrégation dont elle est la tête ? Quelles sont les abbayes de cette congrégation et qu’ont-elles en commun ?

Le prieuré de Solesmes a été fondé autour de 1010. Mais l’histoire de la Congrégation de Solesmes – qu’on appelait autrefois la Congrégation de France – ne commence qu’en 1837, lorsque Dom Guéranger, qui avait restauré la vie bénédictine au prieuré de Solesmes, obtient du pape la reconnaissance de son œuvre et la création de la Congrégation bénédictine de France. Aujourd’hui, cette congrégation compte 31 monastères, 23 de moines et 8 de moniales, répartis en Europe, Amérique du Nord et Afrique. Les monastères français de la congrégation sont, outre Solesmes, Ligugé, Ganagobie, Saint-Wandrille, Wisques, Kergonan, Fontgombault, Randol, Triors, Donezan, auxquels il faut ajouter les monastères de moniales de Solesmes, Wisques et Kergonan. Tous, nous sommes unis autour du charisme de Dom Guéranger, c’est-à-dire l’amour de l’Église et de sa Tradition, de la liturgie et de la prière.

Dans notre monde sécularisé et hyperconnecté, quel est le profil du jeune qui vient frapper à votre porte ? Connaissez-vous une crise des vocations ?

Il est certain que nous recevons aujourd’hui moins de candidats qu’à d’autres époques. Il y a encore 25 ans, nous avions pas loin d’une vingtaine de novices. Actuellement, nous en avons quatre. Faut-il parler de crise des vocations ? Depuis Dom Guéranger, le recrutement du noviciat a été très variable. Des périodes de renouveau ont succédé à des années de vaches maigres. Ce recul nous aide à ne pas nous inquiéter et à faire confiance à la Providence – ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas prier !

Quant aux jeunes qui viennent frapper à notre porte, ils ont des profils assez divers. Certains sont des convertis, d’autres sont issus de familles très chrétiennes. Ce mélange est beau à voir. Il est source de fécondité. Ces jeunes sont à la fois en rupture avec le monde sécularisé et hyperconnecté que vous décrivez, et les enfants de leur époque. Ils sont marqués par la culture de l’instantané. Tenir dans la durée n’est pas une évidence pour eux. Nous avons donc un gros travail de formation à faire. L’objectif est qu’ils parviennent à s’enraciner. C’est à mes yeux notre principal défi aujourd’hui.

Nos contemporains, au moins en Occident, semblent très majoritairement indifférents à l’existence de Dieu ; une abbaye est une communauté de frères unis dans l’amour de Dieu : comment concevez-vous qu’une société comme la nôtre puisse vivre « comme si Dieu n’existait pas » ?

Je ne conçois pas qu’une société puisse vivre comme si Dieu n’existait pas. Nos contemporains ont en réalité soif de spiritualité. Ils tentent d’assouvir cette soif comme ils peuvent, bien souvent d’une manière aberrante. Notre société est à mon sens très schizophrène : c’est uniquement dans le débat public qu’on ne peut pas aborder la question de Dieu. Mais en réalité, on ne parvient pas à l’évacuer, et elle ressurgit à la première occasion. Il est impressionnant de voir la quantité de questions, d’intentions de prière, d’encouragements, provenant de tous les milieux, catholiques ou non, croyants ou non, qui nous sont adressés. Il y a aussi une très grande bienveillance à notre égard, dont nous nous apercevons à chaque fois que nous avons l’occasion de sortir.

Comment l’homme de prière que vous êtes voit-il l’avenir temporel de nos sociétés européennes qui ignorent Dieu ? Que pensez-vous en particulier de l’idée développée par certains, comme Rod Dreher, de la nécessité d’oasis chrétiennes – comme les abbayes notamment –, pour se ressourcer dans un monde hostile, avec aussi la tentation de former un « communautarisme » chrétien ?

Je crois beaucoup à la spiritualité de l’instant présent, et donc j’évite de trop imaginer l’avenir. Depuis deux mille ans, l’Église a été témoin de plus d’un bouleversement de civilisation. On peut espérer qu’il y aura un renouveau après la crise que nous traversons actuellement. Ce qui est certain, c’est que les abbayes ont un rôle d’oasis spirituelles et chrétiennes à jouer. L’idée ne date d’ailleurs pas de Rod Dreher. Quant à la tentation du communautarisme, je pense que les abbayes n’y céderont pas tant qu’elles seront des centres de culture. La culture ouvre au dialogue et à l’universel, elle n’enferme pas. C’est l’ignorance qui enferme et conduit au communautarisme.

Comment définiriez-vous la vocation bénédictine et sa spiritualité propre ?

Je dirais que la spiritualité bénédictine est faite avant tout de discrétion, au sens ancien du mot, c’est-à-dire qu’elle est faite d’équilibre, de discernement de ce qui convient. Dom Delatte, le troisième abbé de Solesmes, parlait de « sainteté blanche », c’est-à-dire d’une sainteté où il n’y a pas une vertu qui ressort davantage qu’une autre, mais où toutes sont harmonieusement présentes – tout comme la lumière blanche contient en elle toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, sans qu’il y en ait une qui se détache plus qu’une autre. C’est une spiritualité objective, qui se nourrit de la liturgie et de la Parole de Dieu. Dans la Règle, saint Benoît donne ce principe à propos de la psalmodie : « Que notre esprit s’accorde à notre voix. » Autrement dit, ce sont les mots que la liturgie dépose sur nos lèvres, c’est-à-dire pour l’essentiel les psaumes, qui doivent nous transformer intérieurement et nous accorder petit à petit à Dieu.

Je reviens à Dom Guéranger : comment voyez-vous aujourd’hui son influence sur la liturgie et qu’est-ce que cela nous enseigne pour la situation que nous vivons maintenant ?

Dom Guéranger a certainement contribué à développer la conscience que la liturgie n’est pas uniquement la chose des clercs, ni une question de rubrique, mais qu’elle est la source et le sommet de la vie chrétienne pour tous les baptisés. C’est l’héritage le plus précieux que nous a transmis Dom Guéranger. L’Église en a bien conscience aujourd’hui, grâce à la constitution sur la liturgie de Vatican II, mais aussi aux enseignements des papes, depuis saint Pie X jusqu’à François, en passant par Pie XII, saint Jean-Paul II et Benoît XVI.

Je distingue également un autre aspect dans l’héritage de Dom Guéranger sur la liturgie, qui est l’importance de la formation liturgique. Dom Guéranger a poursuivi tout au long de sa vie la publication de l’Année liturgique, son œuvre maîtresse, dont l’objectif était de faire connaître et d’expliquer au peuple chrétien les richesses de la liturgie. Sans cette formation, on risque de passer à côté du sens des paroles et des rites de la liturgie, et celle-ci ne sera plus en mesure de façonner petit à petit en nous le sentire cum Ecclesia. Avec la lettre apostolique Desiderio desi­deravi, qui a précisément pour objet la formation liturgique du peuple de Dieu, le pape François manifeste d’une certaine manière l’actualité de Dom Guéranger.

Dès l’origine, Solesmes a pris le parti de la réforme liturgique, mais avec le souci d’une continuité en maintenant latin et grégorien : pourquoi ce choix ? Et comment expliquez-vous qu’il ait été peu partagé à l’époque ? Pensez-vous que s’il l’avait été davantage, la crise liturgique née de la réforme aurait pu être évitée ?

Dom Jean Prou, qui était le Père Abbé de Solesmes à l’époque du concile Vatican II, était très proche de Mgr Lefebvre. Alors qu’il était archevêque de Dakar, celui-ci avait invité Dom Prou à fonder au Sénégal. C’est l’origine de l’abbaye de Keur Moussa. Comme Mgr Lefebvre, Dom Prou était Père du concile, et faisait partie du Coetus internationalis Patrum, autrement dit la minorité conservatrice. Mais, dès lors que le concile s’est prononcé, il s’est incliné et a fait siennes les orientations conciliaires. Pour autant, Dom Prou avait la conviction que, pour être fidèle à l’esprit du concile, il faut être fidèle à sa lettre. Il a donc appliqué la réforme liturgique avec une grande sagesse, en ayant soin de ne s’éloigner ni à gauche ni à droite de la voie tracée par la constitution Sacrosanctum concilium. Dès l’origine, il a mis en pratique l’herméneutique de la continuité. Ce choix a été peu partagé à l’époque parce que c’était une époque de crise d’identité, et même de crise de la foi. Beaucoup ont perdu leurs repères, les uns s’autorisant d’un prétendu « esprit du concile » pour aller au-delà de sa lettre, les autres voyant dans le concile et la réforme liturgique qui l’a suivi une forme d’apostasie. Il est certain que, sans ces réactions excessives, qui relèvent les unes comme les autres d’une herméneutique de la rupture, il n’y aurait pas eu de crise liturgique. Les indications du magistère de l’Église sont toujours une boussole très sûre. Mais dans les périodes de crise, elles sont plus nécessaires que jamais.

Vous venez vous-même d’un milieu plutôt « traditionnel » : comment avez-vous évolué et pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette évolution et de vos positions actuelles ?

En fait, mes parents ne m’ont jamais emmené à une messe célébrée selon le missel de 1962. C’est moi qui les ai emmenés au pèlerinage de Chartres de Pentecôte, alors que j’avais 13 ans. Vers cette époque, j’ai cessé de fréquenter ma paroisse habituelle, pour ne plus aller qu’à la messe de saint Pie V. Toute ma vie chrétienne se déroulait dans ce milieu : sacrements, catéchisme, scoutisme, etc. Plus tard, autour de 17 ans, j’ai eu besoin de me sentir davantage en communion avec les autres catholiques. Je ne voulais pas me sentir « à part » dans l’Église. Je me suis donc impliqué dans la pastorale de mon lycée. Je retournais aussi de temps en temps dans ma paroisse. Juste avant mon entrée à Fontgombault, je suis allé à Lourdes avec le pèlerinage diocésain. Au noviciat de Fontgombault, j’ai découvert la pensée de Dom Guéranger et son attachement au pape et à la liturgie romaine. Cela m’a fait encore plus ressentir comme un manque le fait de ne pas célébrer la messe avec le même missel que le pape. C’est pourquoi je suis finalement allé à Solesmes. Là, il m’a fallu encore plusieurs années pour entrer dans l’esprit de la réforme liturgique, en étudiant Sacrosanctum concilium et les différents livres liturgiques en vigueur, en étudiant aussi les documents dans lesquels les artisans de la réforme expliquent le sens et l’intention de leurs travaux. En raison de mon histoire personnelle, les mots du pape François au n. 31 de Desiderio desideravi ont eu en moi un écho particulier : « Je ne vois pas comment on peut dire que l’on reconnaît la validité du concile – bien que je m’étonne qu’un catholique puisse prétendre ne pas le faire – et ne pas accepter la réforme liturgique née de Sacrosanctum concilium, un document qui exprime la réalité de la liturgie en lien intime avec la vision de l’Église admirablement décrite par Lumen gentium. »

Entre Ecclesia Dei et Summorum Pontificum d’un côté et Traditionis custodes de l’autre, il semble y avoir deux approches différentes de la question « tradi » : comment vous-même analysez-vous le motu proprio du pape François et comment voyez-vous l’avenir de cette question délicate ?

Tout d’abord, je dois dire que j’ai accueilli avec joie la publication du motu proprio Summorum Pontificum. Il avait été annoncé longtemps à l’avance, et je l’attendais avec impatience. Il en a été tout autrement avec Traditionis custodes, qui a été pour moi une surprise. Lorsque j’ai lu la lettre qui accompagnait le motu proprio, je me suis dit que le pape ne prenait pas vraiment des pincettes. Néanmoins, pour être très honnête, j’ai reconnu dans l’analyse du pape le jeune que j’avais été. J’étais moi-même tombé dans les pièges que pointe François. Je suis d’accord avec vous sur le fait que l’approche de François n’est pas la même que celle de Benoît XVI. Pour autant, je ne dirais pas qu’elles s’opposent. Benoît XVI a eu une approche conciliante, François a choisi la fermeté. Mais leur intention est la même : restaurer l’unité.

Les querelles autour de la messe révèlent un malaise certain et tous les papes, y compris François, encore dans sa dernière lettre apostolique Desiderio desideravi, ont fustigé les déviances liturgiques qui ont trop souvent sévi dans les paroisses après la réforme de 1969 : l’exemple de Solesmes, comme celui de la Communauté Saint-Martin, vous semble-t-il généralisable et être une réponse au souci d’une liturgie plus belle, plus sacrée, plus stable, bref, plus fidèles aux textes ?

Les déviances liturgiques sont effectivement une plaie qui n’a malheureusement pas complètement disparu. J’entends néanmoins surtout parler des efforts généreux réalisés par les prêtres pour que leurs célébrations soient dignes et priantes. C’est un beau fruit des pontificats de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI. La lettre Desiderio desideravi du pape François va encore aider l’Église à aller dans ce sens. Est-ce que l’exemple de Solesmes est généralisable ? À mon avis, pas directement. La grande majorité des catholiques est désormais habituée à célébrer en langue vernaculaire, et c’est bien ainsi. Ce que nous pouvons faire, c’est aider les prêtres et les fidèles à entrer dans l’esprit de la liturgie. Plusieurs diocèses nous demandent déjà de former leurs futurs prêtres à l’ars celebrandi. Si cela peut contribuer à restaurer la paix et l’unité liturgique, ce sera déjà pour nous un grand motif d’action de grâces.

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