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Un essai sur la genèse de l’ « Etat » islamique

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Pour « Figaro Vox », Pierre Jova a lu l’essai de Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS. Pierre Jova est journaliste. Il écrit notamment pour Causeur et Cahiers libres :

9782707186102.jpg« C'est l'histoire d'un monstre. Une créature hideuse qui sème la mort au Moyen-Orient, gommant les frontières, frappant de stupeur les nations arabes, l'Occident et la communauté musulmane mondiale: l'État islamique. De cette nouvelle baleine de Jonas qui a englouti la Plaine de Ninive, on sait peu de choses. Personne ne peut ainsi affirmer avec certitude que le calife Abu bakr al-Bagdadi est bien le détenteur du pouvoir à Mossoul. En revanche, on peut expliquer la genèse de l'État islamique, et donner les raisons de son foudroyant succès. Pour Pierre-Jean Luizard, pas de doute: «les ingrédients du succès de l'État islamique ne sont pas d'ordre militaire».

Historien spécialiste du Moyen-Orient, auteur de plusieurs ouvrages sur l'Irak, le chercheur au CNRS signe une brillante et éclairante mise au point. Prenant de la hauteur sur l'actualité à chaud, son essai s'intitule judicieusement Le piège Daech, L'Etat islamique ou le retour de l'Histoire.

Daech bâtit sur les ruines de la Syrie et de l'Irak

Dans un premier temps, Pierre-Jean Luizard rappelle que les États de la région, Liban, Syrie et Irak, ont été modelés de toutes pièces par les Français et les Britanniques après la Première guerre mondiale. Ces États ont été enfermés dès leur indépendance dans des logiques confessionnelles, qui éclatent aujourd'hui: des minorités y ont pris le pouvoir, par le biais du nationalisme arabe, incarné dans les deux pays par le Parti Baas. Alaouites en Syrie, sur la majorité sunnite, et Sunnites arabes en Irak, aux dépends des Kurdes sunnites, et de la majorité chiite.

En envahissant l'Irak et en détruisant le Parti Baas de Saddam Hussein, colonne vertébrale de l'État irakien sunnite, les Américains ont précipité la déliquescence de ces pays hérités de la colonisation. Ils ont déclenché une guerre confessionnelle en Irak entre chiites et sunnites, qui s'est étendue à la région entière. En 2011, la Syrie s'embrase à son tour. Confronté à une rébellion, Bachar al-Assad, adepte de la politique du pire, fait libérer de ses geôles nombre d'islamistes, pour favoriser la constitution d'un bloc djihadiste, avec le Front al-Nosra, puis avec l'État islamique. Lequel surpasse à présent ses concurrents.

En Irak, l'État islamique s'est emparé à l'été 2014, pratiquement sans rencontrer de résistance, d'une vaste région qui correspond au territoire où la population arabe sunnite est majoritaire. Celle-ci a été longuement persécutée par le régime chiite de Bagdad, mis en place par Washington. Allié aux tribus et aux anciens fidèles de Saddam Hussein, l'État islamique a pu apparaître en libérateur. Loin d'imposer brutalement ses hommes, «sa stratégie repose sur la restitution du pouvoir local» explique Pierre-Jean Luizard, à condition de prêter allégeance au groupe, et de se plier à la police des mœurs des djihadistes. Le gouverneur de la ville de Mossoul installé par l'État islamique fut donc un ancien général baasiste. Pierre-Jean Luizard relate également l'alliance de circonstance, à l'été 2014, entre l'État islamique et les Kurdes au nord de l'Irak, qui se partagèrent le territoire sur le dos du régime de Bagdad.

Une fois solidement implanté, l'État islamique vise à présent une autre étape: internationaliser la guerre, en s'étendant partout où des groupes islamistes sunnites peuvent le rejoindre, par un «discours militant et universaliste», et faire tache d'huile au Moyen-Orient.

Le premier État salafiste du monde

Dans une seconde partie, Pierre-Jean Luizard cherche à décrire le fonctionnement de ce qu'il nomme le «Premier État salafiste à se revendiquer comme tel», ce qui fera sans doute pousser des cris d'orfraie au blogueur Al-Kanz, inquisiteur tatillon du vocabulaire islamique.

Le salafisme prône le retour à l'islam des premiers siècles. Piétiste, il se distingue par son insistance sur des règles de vie fondamentalistes. D'un point de vue géopolitique, le chercheur est formel: le salafisme précède le djihadisme. Ainsi, parmi les très nombreux anciens officiers de l'armée de Saddam Hussein, qui encadrent les unités militaires de l'État islamique en Irak, beaucoup se sont convertis au salafisme dans les années 1990. Un mouvement qui avait d'ailleurs été encouragé par le défunt dictateur irakien, pour pallier à la démoralisation générale. De même, en Syrie et au Liban, les avant-postes de l'État islamique naissent dans des foyers salafistes, passés du piétisme à la lutte armée.

À l'intérieur de ses frontières, l'État islamique travaille donc à une stricte application de leur vision de la Charia. Elle est supervisée par des juges religieux, les qadis (en Irak, souvent des ex-fonctionnaires baasistes, certains convertis au salafisme), et d'une police des mœurs appelée muthasibîn, en souvenir de celle instituée par Omar, un des premiers califes. Cette application fondamentaliste de la Charia justifie les châtiments corporels, et le traitement des minorités: offre de se convertir, de payer l'impôt des non-musulmans ou de s'exiler pour les chrétiens (qui firent tous ce troisième choix à Mossoul), persécution et esclavage pour les Yézidis, hérétiques jugés irrécupérables.

À l'extérieur, l'État islamique soigne sa communication professionnelle, lourde de symboles. Un exemple parmi tant d'autres: le titre de son magasine anglophone, Dabiq, est le nom d'un village situé au nord d'Alep, en Syrie, qui, selon certaines hadiths, sera le lieu de l'ultime bataille du Jugement dernier.

Par ses appels à l'histoire, l'État islamique poursuit un triple objectif: «revenir aux principes de l'islam des Compagnons du Prophète, terroriser les «mécréants» et provoquer les Occidentaux». En sous-estimant la portée de ces coups de force symboliques que constituent les références à l'islam primitif, et l'effacement de la frontière entre la Syrie et l'Irak, imposée par les colonisateurs, l'Occident risque de perdre une guerre dans laquelle l'État islamique est parvenu à l'attirer. Qu'il le veuille ou non.

Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech, L'Etat islamique ou le retour de l'Histoire, La Découverte, 180 pages, 13€50

Ref. La genèse de Daech, «premier État salafiste» du monde

JPSC

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