D'Annie Laurent sur le site de La Nef :
L'Alhambra de Grenade © AdobeStock
Al-Andalus revisité
Al-Andalus désigne la période de domination musulmane dans la péninsule Ibérique (VIIIe-XVe siècles). Largement mythifiée, cette présence fait aujourd’hui l’objet d’études historiques intéressantes qui remettent les pendules à l’heure. Panorama.
«L’Espagne sous domination islamique ne se distingue pas radicalement des autres régions de l’Empire islamique. Elle ne constitue nullement une oasis de “tolérance” et de “coexistence” entre les religions. » Tel est le constat établi par l’académicien Rémi Brague dans sa préface au livre de Dario Fernandez-Morera, Chrétiens, juifs et musulmans dans Al-Andalus. Mythes et réalités (1), texte dans lequel il se félicite également de l’édition du volume de Serafin Fanjul, Al-Andalus, l’invention d’un mythe (2). Deux autres auteurs proposent aussi le résultat de leurs recherches sur cette période : Rafaël Sanchez Saus, qui signe Les chrétiens dans Al-Andalus. De la soumission à l’anéantissement (3), et Joseph Pérez, avec Andalousie. Vérités et légendes (4).
Cette abondance éditoriale, caractérisée par une démarche critique, qui s’appuie sur des sources irréfutables et se distingue par une érudition impressionnante, mérite d’être saluée. Selon des approches diverses, les quatre spécialistes se rejoignent autour d’un même projet : en finir avec l’illusion d’une époque fantasmée qui n’a, en fait, jamais existé telle que la présentent les bien-pensants, surtout français et espagnols, depuis quelques décennies. Ne serait-ce pas le signe d’un réveil opportun alors que l’Europe se trouve confrontée en son sein au défi de l’islam ?
Bien des idées reçues sont donc corrigées dans ces livres, à commencer par le sens du terme « Al-Andalus » que d’aucuns seraient tentés de confondre avec la province d’Andalousie (5). Al-Andalus est un nom arabe choisi par le pouvoir mahométan en 719 pour désigner l’ensemble des territoires de l’Hispania conquis à partir de 711, à savoir la presque totalité de la péninsule Ibérique, comprenant une partie du Portugal. La libération de cet espace a été progressive jusqu’à la Reconquête scellée par la victoire de Grenade que remportèrent les souverains catholiques, Ferdinand et Isabelle, en 1492.
Au-delà de la géographie, Al-Andalus est une idée moderne qui, à l’heure de la mondialisation, utilise cet épisode historique pour vanter un soi-disant « paradis » interculturel. Ainsi, discours politiques, manuels scolaires, guides touristiques, articles de journaux « répètent à l’envi que l’influence d’Al-Andalus sur la pensée européenne a été cruciale, incomparable et que la dette culturelle de l’Europe envers l’islam est exorbitante » (6). Cette thèse, contestée, preuves à l’appui, par Fernandez-Morera, qui montre même comment « l’Empire musulman coupa l’Espagne chrétienne – et donc l’Europe chrétienne – de son contact direct avec la science, la médecine, l’art et la littérature de l’Empire chrétien gréco-romain », illustre l’inhibition obsessionnelle qui caractérise la relation de l’Occident avec le monde musulman.
L’un des points communs à ces ouvrages porte sur une question essentielle, qui est d’ailleurs redevenue actuelle, la cohabitation interreligieuse. Pour en saisir les fondements, il convient d’examiner la place du religieux dans un État se référant à l’islam, ce que fait Fernandez-Morera. Avec raison, il insiste sur la motivation religieuse de l’invasion de l’Espagne par les musulmans (Berbères et Arabes) venus d’abord d’Afrique du Nord puis de Damas, lorsque les Syriens fuirent le califat omeyyade attaqué par son rival abbasside établi à Bagdad. « Il est hallucinant, écrit ce professeur américain, de voir des spécialistes se livrer aux pires contorsions pour rayer la religion des facteurs explicatifs de la conquête musulmane. » Cette attitude « est typique d’une certaine forme d’historiographie occidentale matérialiste » pour laquelle « l’idée que la guerre et la volonté de tuer ou de mourir pourraient résulter de la foi est insupportable ».
Il s’agissait bel et bien d’un djihad guerrier contre les infidèles, à ne pas confondre avec une croisade, précise cet auteur, rejoint en cela par Sanchez Saus, médiéviste espagnol, qui décrit avec minutie les étapes et la brutalité de l’invasion musulmane dans une péninsule Ibérique gouvernée par les Wisigoths depuis le Ve siècle et alors majoritairement catholique malgré la persistance de l’arianisme. Le Royaume était cependant affaibli par une décomposition politique et militaire interne. Face au danger de destruction imminente, les princes hispaniques se virent acculés à signer des pactes locaux avec l’envahisseur, imités en cela par les évêques. Ces derniers « voulaient assurer la survie de l’Église elle-même », explique Sanchez Saus.
Situation des chrétiens et des juifs
Mais pour demeurer dans leur pays et conserver leur foi, les chrétiens sujets d’Al-Andalus durent payer un lourd tribut à l’émirat islamique (il sera érigé en califat en 929), comme le montrent Fanjul, Sanchez Saus et Fernandez-Morera, les deux derniers consacrant de substantiels développements à cette question. Ils furent en effet soumis au statut juridique de la dhimma (protection). Conçu en 638 par le calife Omar sur la base d’une prescription d’Allah (cf. Coran 9, 29), ce « régime infâme et discriminatoire », stipulant l’infériorité en droit des juifs et des chrétiens, constitue « une pièce maîtresse dans la cristallisation du pouvoir arabe et dans l’extension de la religion islamique », souligne Sanchez Saus. Les dhimmis devaient payer une capitation, la djizya, qui « représente le rachat auprès de l’oumma [la communauté des musulmans] du droit à la vie en terre d’islam ». Tout en enrichissant le pouvoir politique, cette « charge très pesante » avait une finalité idéologique : mortifier le dhimmi, le pousser à prendre honte de sa condition, note cet universitaire. Son ouvrage et celui de Fernandez-Morera énumèrent les règles ainsi que les nombreuses injustices infligées aux juifs et aux chrétiens dans tous les domaines de la vie sociale et privée, en application de la charia, celle-ci leur interdisant en outre la pratique publique de leur culte et bien entendu le prosélytisme.
Une idée répandue assure que les juifs s’en tirèrent mieux : marginalisés par les rois wisigoths qui, après être passés de l’arianisme au catholicisme, avaient déclenché contre eux une campagne de conversion forcée, ils avaient bien accueilli les musulmans qui, en échange, leur confièrent certaines fonctions importantes dans leur administration. Fernandez-Morera et Pérez invitent à relativiser cette « tolérance ». Les juifs d’Al-Andalus, explique le premier, étaient soumis à toutes les contraintes de la dhimma et l’État islamique n’interdisait pas la diffusion de pamphlets anti-juifs. Il en reproduit plusieurs, notamment celui d’un penseur musulman renommé, Ibn Hazm, qui présentait les juifs comme « des corrupteurs de la religion ». Quant à Pérez, il signale que les promotions de juifs, « exceptionnelles », exposaient leurs bénéficiaires « à la vindicte populaire en période de difficulté, puisque les hautes fonctions qu’ils exerçaient contrevenaient au pacte de la dhimma interdisant aux non-croyants d’avoir autorité sur les croyants ».
Asservissement des chrétiens
En ce qui concerne les chrétiens, Fernandez-Morera et Sanchez Saus citent des textes fortement dépréciatifs et relatent maintes situations douloureuses illustrant le mépris des « vrais croyants » pour les « infidèles », considérés comme « impurs », dont il convenait dès lors d’éviter la compagnie. Les catholiques eurent aussi à subir la destruction d’églises ou leur transformation en mosquées ainsi que les ingérences des émirs dans les affaires de l’Église, comme la destitution ou la nomination d’évêques.
Leur asservissement fut tel qu’une partie d’entre eux, sauf à émigrer dans le Nord ou à se réfugier dans le monachisme qui connut alors un réel essor, ne résistèrent pas à l’islamisation des mœurs, ce vers quoi les poussait l’arabisation obligatoire des populations autochtones, lesquelles perdirent peu à peu la connaissance de la langue latine. C’est dans ce contexte que naquit l’Église « mozarabe ». Celle-ci se laissa parfois gagner par des hérésies. « Les plus graves d’entre elles ont été liées au dogme de la Trinité, véritable pierre d’achoppement de la relation théologique entre chrétiens et musulmans. » Ainsi en allait-il de l’adoptianisme (le Christ ne serait le fils de Dieu que par adoption), qui fut même défendu par l’archevêque de Tolède, Elipand. Enfin, certains baptisés succombèrent à la tentation de passer à l’islam. Mais, les persécutions n’empêchèrent pas l’éclosion d’un mouvement de résistance spirituelle où s’illustrèrent notamment saint Isidore de Séville ou l’abbé Espérandieu, auteur d’une Apologie contre Mahomet et sa doctrine. Ce dernier eut pour disciple un autre prêtre, saint Euloge, exécuté à Cordoue en 849 pour avoir défendu ceux qui, hommes et femmes, l’avaient précédé dans le martyre.
« Aujourd’hui, plus que jamais, face au mythe, la vérité s’avère nécessaire », conclut Sanchez Saus.
Annie Laurent
(1) Jean-Cyrille Godefroy, 2018, 368 pages, 24 €.
(2) L’Artilleur, 2017, 714 pages, 28 €.
(3) Éditions du Rocher, 2019, 528 pages, 24 €.
(4) Tallandier, 2018, 254 pages, 18,90 €.
(5) Le nom « Andalousie » (Andalucia) est apparu en espagnol au XIIIe siècle. Son étendue actuelle remonte au XIXe siècle.
(6) Arnaud Imatz, préface à R. Sanchez Saus, op. cit.
© LA NEF n°316 Juillet-Août 2019
À PROPOS ANNIE LAURENT
Spécialiste du Proche-Orient, des chrétiens d’Orient et de l’islam, elle est à l’origine de l’association Clarifier et est l’auteur notamment de L’Islam, pour tous ceux qui veulent en parler (mais ne le connaissent pas encore) (Artège, 2017), L’islam peut-il rendre l’homme heureux (Artège, 2012), Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ? (Salvator, 2017). Elle collabore régulièrement à La Nef.
Commentaires
Ce texte est d’une clarté et d’une vérité que l’on ne peut contester surtout pour ceux qui se sont tant soit peu penchés sur cette période.