Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

LITURGIE : entre modernisme et traditionalisme

IMPRIMER

De Denis Crouan  :

LITURGIE : entre modernisme et traditionalisme

À la suite d’un article de Mgr de Sinety, ancien vicaire général de Paris, qui revient sur la question liturgique liée au récent pèlerinage de la Pentecôte à Chartres, M. Jean-Pierre Maugendre, président de « Renaissance catholique » et pèlerin depuis la recréation de ce pèlerinage, pose quatre questions : 

https://renaissancecatholique.fr/blog/reponse-a-mgr-de-sinety-et-quelques-autres-a-propos-du-pelerinage-de-chartres/ 

  1. Pourquoi cet ostracisme [il s’agit ici de celui de Mgr de Sinety] contre la liturgie romaine traditionnelle ? 
  1. Pourquoi ce refus de voir la réalité qui est l’engouement d’un public de plus en plus large et jeune pour la messe traditionnelle ?
  1. Pourquoi cette impossibilité de dresser un bilan, objectif et serein, de la réforme liturgique loin des incantations et des arguments d’autorité ?
  1. Pourquoi est-il impossible de débattre de la continuité, ou de la rupture, entre la réforme liturgique bugninienne de 1969 et la constitution conciliaire sur la liturgie Sacrosanctum Concilium ?

Avant d’aborder la question de fond, il convient de répondre à M. Maugendre qui - ce n’est lui faire insulte que de le dire - ne semble pas avoir de grande connaissance en liturgie. 

Répondons à la première question de M. Maugendre par une autre question : qu’appelle-t-il « liturgie romaine traditionnelle » ? Ou, si l’on préfère, qu’est-ce qui peut faire qu’une liturgie romaine n’est pas « traditionnelle » ? Au cours de ses vingt siècles d’existence, la liturgie romaine a été célébrée de différentes manières sans que se pose la question de sa « traditionalité ». La liturgie romaine que M. Maugendre - et d’autres avec lui - qualifie de « traditionnelle » n’a été célébrée comme on la voit aujourd’hui que durant un temps relativement court : grosso modo, un siècle ; depuis sa redécouverte par Dom Guéranger (XIX° s) - avec les défauts qu’y trouvaient aussi bien le restaurateur de la vie bénédictine en France que le pape saint Pie X - jusqu’à Vatican II. Quant au chant grégorien qui est le « chant propre de la liturgie romaine », nous dit Vatican II, il ne fut rétabli que progressivement à partir de la fin du XIXe siècle : saint Pie V lui-même l’ignorait... 

La deuxième question que pose M. Maugendre se rapporte à l’engouement des jeunes pour la messe « traditionnelle ». On peut dire sans risque de se tromper que M. Maugendre fait une erreur d’appréciation : l’engouement des jeunes porte sur une façon « traditionnelle » de célébrer la liturgie. En fait, ce dont les jeunes ne veulent plus, ce sont les célébrations bricolées qui faisaient les délices de leurs parents et grands-parents. Mais la liturgie restaurée à la suite de Vatican II attire tout autant les jeunes, dès lors qu’elle est célébrée de façon « traditionnelle », c’est-à-dire avec la dignité, l’application, le respect des rites, la place donnée au chant grégorien, l’orientation de la prière... Bref, avec tout ce que le clergé soixante-huitard a supprimé au nom, disait-il, de Vatican II. Partout où la liturgie dite « conciliaire » est célébrée de façon « traditionnelle », les églises attirent des jeunes et les vocations refleurissent : tous les prêtres qui font l’expérience de célébrer ainsi la liturgie - c’est-à-dire comme le demande le Concile - peuvent en témoigner. Et dans ces églises, les demandes de fidèles pour la messe « anté-conciliaire » se raréfient jusqu’à disparaître. 

La troisième question que pose M. Maugendre se rapporte à celle d’un bilan de la réforme liturgique. On vient d’y répondre en partie. Mais on peut aller plus loin : pour faire un « bilan de la réforme liturgique », il faudrait pouvoir comparer ce qui est comparable. Or, dans la majorité de nos églises, les messes qui sont célébrées ne correspondent en rien à la réforme voulue par Vatican II, le Missel romain dit « de Paul VI » étant rarement mis en œuvre. Ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que dans les séminaires diocésains on a appris à une génération de prêtres à ne surtout pas suivre ce Missel : toute la liturgie devait être réinventée jour après jour, messe après messe. On exigeait même des séminaristes qu’ils sachent « composer des prières eucharistiques »... Ce qui allait totalement à l’encontre des directives de l’Église, comme on peut s’en convaincre en lisant la Constitution conciliaire « Sacrosanctum Concilium » ainsi que l’Introduction générale du Missel romain : « Il n’est permis à personne, même prêtre, d’ajouter, de retrancher ou de modifier quoi que ce soit dans la liturgie » et aussi « les gestes et les attitudes du corps, tant ceux du prêtre, du diacre ou des ministres, que ceux du peuple doivent viser à ce que toute la célébration manifeste une belle et noble simplicité, que soit perçue  toute la vraie signification de ses diverses parties et que soit favorisée la participation de tous. On devra donc être attentif aux normes de [la Présentation générale du Missel romain] et à la pratique reçue du rite romain ainsi qu’au bien commun spirituel du peuple de Dieu, plutôt qu’à ses goûts personnels et à son propre jugement. » 

La quatrième et dernière question que pose M. Maugendre semble la plus pertinente bien que nécessitant un petit ajustement. En effet, le problème ne se situe pas au niveau de la rupture ou de la continuité entre la réforme voulue par Mgr Bugnini et la Constitution conciliaire sur la liturgie, mais entre la Constitution conciliaire sur la liturgie et ce que les évêques de l’après-concile ont fait et encouragé à faire alors qu’ils n’auraient pas dû le faire ou l’encourager et ce qu’ils n’ont pas fait ni obligé à faire, alors qu’ils auraient dû le faire et l’obliger.  

Le silence et les mauvais exemples donnés par nombre d’évêques auront été les meilleurs outils de sape des enseignements conciliaires. 

Venons-en maintenant à des questions plus générales. 

Ce qui a été fait au cours des décennies de l’après-concile prouve à l’évidence que les messes qui se voulaient « modernes » (messes de familles, messes du dimanche autrement, messe qui prend son temps, messes-promenades...) ont mené à une destruction plus ou moins rapide mais toujours certaine de la liturgie. Car ces célébrations conçues par des prêtres qui imaginaient des messes plus « parlantes » et plus « participatives » procédaient toutes d’une modernité qui coupait la liturgie de ses racines. Privée de sa sève, cette modernité-là ne pouvait que créer du vide. C’est cette autodestruction des liturgies qui se voulaient « de notre temps » qui a fait que les célébrations ont très rapidement lassé les fidèles et n’ont attiré personne en dépit du mal que se donnaient ceux qui les organisaient. 

Mais il n’y a pas que la « modernité » qui a détruit la liturgie : la « tradition » telle que conçue par les fidèles attachés de façon exclusive à la forme « extraordinaire » du rite romain l’a détruit d’une façon quasi identique. Force est de reconnaître que la « tradition » que veulent défendre les « traditionalistes » irréductibles n’est pas si opposée à la « modernité » qu’on se l’imagine généralement. Dans la mesure où la « tradition » n’est plus qu’un « conservatisme » ou qu’une fascination d’un certain « passé historique », elle aussi mène, à plus ou moins longue échéance, à une semblable ruine de la liturgie. Car cette « tradition » est destructrice dans la mesure où elle n’est plus qu’une connaissance historique incomplète prise pour elle-même : si elle donne des informations sur un passé liturgique idéalisé, c’est pour l’exposer, le mettre dans une vitrine, dans une chapelle-musée. Or, rien n’est plus opposé à la tradition liturgique de l’Église que ce qui est exposé dans un musée.  

Car la tradition authentique ne consiste pas en une simple transmission de savoir : elle est dans la transmission d’un savoir-vivre et d’un savoir-être Savoir vivre la liturgie et savoir être dans la liturgie. Je peux, par exemple, connaître avec beaucoup de précision tout ce qu’a fait Jésus, et même la Bible par cœur ; je peux être le conservateur d’une belle pratique liturgique. Mais ce rapport d’ordre muséal n’est en rien un rapport d’ordre traditionnel : le culturel n’est pas le cultuel. L’érudit connaît très bien la tradition, mais il n’est pas « dans » la tradition. A contrario, la vielle femme qui prie Jésus est dans la tradition, même si elle en sait beaucoup moins sur la tradition que l’érudit.  

Dans la tentation de Jésus au désert, Satan sait très bien citer le Deutéronome par cœur ; il est même sans doute un expert en exégèse historico-critique qui aurait fait pâlir de jalousie Bultmann et les gens de son école : mais il prend soin de demeurer dans l’érudition - il cite des versets choisis - pour s’éviter d’entrer dans la Tradition vivante. 

La Tradition n’est donc pas un conservatisme. Un bon enseignement à ce sujet nous est donné par le Motu proprio de saint Jean-Paul II « Ecclesia Dei afflicta ». Ce document constate le schisme opéré par Mgr Marcel Lefebvre et ceux qui le suivent et que l’on appelle « intégristes » ou « traditionalistes ». Quel est le principe de ce schisme ? Non pas l’amour de la Tradition, dit saint Jean-Paul II, mais l’amour du conservatisme, c’est-à-dire d’une conservation qui entend tout tenir absolument intact, et donc qui en arrive à tout minéraliser, à tout scléroser au lieu de tout maintenir en vie. Tout le monde sait bien si l’on veut tout conserver d’un être vivant, il devient impossible de le conserver en vie parce qu’il faut le « figer », le momifier dans un état spécial qui le coupe de sa propre histoire. « A la racine de cet acte schismatique [écrit le pape Jean-Paul II au sujet du sacre des évêques par Mgr Lefebvre], on trouve une notion incomplète et contradictoire de la Tradition. Incomplète parce qu’elle ne tient pas suffisamment compte du caractère vivant de la Tradition qui, comme l’a enseigné clairement le concile Vatican II, se poursuit dans l’Église sous l’assistance de l’Esprit Saint. »  

Le « traditionalisme » s’oppose donc à la Tradition, parce qu’il tue l’organisme vivant - la liturgie de l’Église - pour en faire un fossile. La vraie Tradition, au sens où l’a toujours entendu l’Église depuis les temps apostoliques, ne consiste pas à tout conserver de ce qui se faisait hier, mais à en transmettre l’essentiel, le vital. Et pour le transmettre, il faut savoir reconnaître les signes des temps et donc s’ajuster à certaines conditions nouvelles de transmission. Le philosophe catholique allemand Josef Pieper écrivait avec force qu’ « une conscience authentique de la tradition nous rend libres et indépendants vis-à-vis de ceux qui s’en prétendent les gardiens. Il peut arriver que ces fameux tenants de la tradition, du fait qu’ils s’en tiennent à des formes historiques arbitrairement choisies, entravent la véritable et nécessaire transmission qui ne peut s’opérer qu’à travers des formes historiques changeantes. »  

La façon avec laquelle certains « traditionalistes » veulent aujourd’hui conserver la forme « extraordinaire » du rite romain contre vents et marées peut-elle garantir la nécessaire transmission de la liturgie ? Peut-être pas davantage que la façon dont les « progressistes » s’emploient à défigurer la liturgie en prétendant en faire quelque chose de plus parlant, de plus vivant, de mieux adaptés aux souhaits qu’ils imaginent être ceux des fidèles. 

Commentaires

  • La majorité des lieux où la liturgie est célébrée avec soin aujourd'hui sont les lieux où l'on célébre la liturgie ancienne.
    Si on veut conserver la foi, on ne va pas attendre indéfiniment que le missel de Paul VI soit correctement célébré, sachant de surcroit qu'on ne sait pas comment il doit être célébré étant donné qu'il n'existe pas de modèle officiel de la façon de célébrer.
    Franchement, nous n'en sommes plus à débattre sur les termes, ou à savoir si on applique bien Vatican II, mais à savoir comment pouvoir continuer à nourir sa foi dans un monde en déchristianisation.

  • " la majorité" .....de la minorité ! Des lieux...

    Quid des prêtres qui célèbrent dignement , classiquement le nouvel ordo ...sans le falbala poussiéreux de certaines chapelles où la forme semble plus important que le fond

  • Merci Emilie de relayer la voix de tous ceux qui n'osent pas toujours s'exprimer sur ce site dans le même sens que le vôtre.

  • Monsieur Crouan,
    Je ne suis sûrement pas aussi bien renseigné que vous sur la liturgie et la partie "traditionnelle" de l'Eglise, mais il me semble que lorsque vous dites que la "tradition" détruit l'Eglise autant que la modernité, cela ne concerne qu'une petite minorité de ce que l'on appelle les "traditionalistes". Je suis d'accord que la tradition pour la tradition n'a pas de sens. Mais la plupart de ceux que l'on appelle traditionalistes cherchent une liturgie qui leur permet de mieux rencontrer le Christ. Vous dites d'ailleurs que si l'on propose des liturgies selon la réforme de Paul VI mais qui en respectent son esprit, les "tradis" y viennent et abandonnent l'ancienne liturgie. Si donc la tradition pour elle même est aussi dommageable que la modernité pour elle-même, il faut bien constater que dans la pratique actuelle, la tradition pour elle-même est très très minoritaire dans l'Eglise et ne peut lui faire grand mal, alors que la modernité est très répandue et a réussi (en partie, ce n'est sans doute pas la seule cause) a vider les églises en une cinquantaine d'année : son action est bien plus dommageable. La plupart des "tradis" sont des personnes qui ne s'attachent à l'ancien missel que par défaut. Ne leur jetons pas la pierre.
    Par contre, je m'étonne de l'attitude des autorités de l'Eglise : de la manière dont vous en parlez, le problème est connu. Il faudrait s'attacher à rendre la liturgie moderne conforme à ce qu'elle doit être. Mais au lieu de cela, on veut interdire l'ancienne ! Cela ressemble furieusement aux méthodes les plus ineptes des pouvoirs dictatoriaux : la nouveauté que l'on présente fonctionne moins bien que l'ancien système, mais au lieu d'améliorer ce qui ne va pas, on interdit ce qui fonctionne. Notre pape qui critique le cléricalisme de l'Eglise nous montre là, il me semble, un bien mauvais exemple.
    J'ai cru comprendre que c'est l'Esprit Saint qui suscite la foi et les vocations. Si donc le mouvement traditionnel est fécond, comment défendre l'idée de le supprimer en faveur d'un mouvement infécond ?
    Commençons par réformer la liturgie de Paul VI, et il n'y aura pas besoin d'interdire l'ancienne.

  • Pour ceux qui affirment que la liturgie restaurée sous l’autorité de S. Paul VI est un grand bazar, on a la preuve du contraire : voici la liturgie « conciliaire » dans toute sa dignité. Bien sûr, c’est un monastère ; à ceci je réponds que j’ai été organiste dans diverses paroisses ; dans la dernière d’entre elles où j’ai exercé mon service, il y avait 500 habitants : la liturgie y était respectée comme chez les moines, à la différence près que les possibilités étaient ce qu’elles étaient ; pour autant rien n’était omis et tout était fait dans la dignité et le silence. La liturgie actuelle peut se transformer en grand n’importe quoi si le célébrant veut qu’il en soit ainsi (ce qui peut d’ailleurs advenir quelle que soit la forme du rite) ; mais si le célébrant a la volonté de respecter ce que l’Eglise nous transmet, alors cette liturgie actuelle est noble, belle, sobre, saisissante.

    https://www.youtube.com/watch?v=2hkeTNYDyW8

  • On vous aura mal renseigné :

    - d'une part, le clergé conciliaire n'est pas avant tout soixante-huitard mais est avant tout soixante-deuxard, le début de toute une révolution culturelle, au sein du christianisme catholique contemporain, ayant été officialisé dès l'automne 1962 ;

    - d'autre part, le clergé conciliaire est soixante-deuxard avant tout en matière pastorale ad extra, et non avant tout en matière liturgique ad intra.

    Dans cet ordre d'idées, force est de constater que les documents du Concile que les clercs conciliaires puis post-conciliaires ont le plus élevés au rang de dogmes sont Dignitatis humanae, Gaudium et spes, Nostra aetate et Unitatis redintegratio, au préjudice de la prise en compte, en plénitude, de Ad gentes, Dei verbum, Lumen gentium et Sacrosancto concilium, le premier et le quatrième de ces textes ayant été trahis par les théologiens et par les évêques de l'après-Concile.

  • Monsieur Crouan,

    Merci pour votre lien et ce bel exemple de célébration qui permet au profane que je suis de mieux voir ce qu'est la nouvelle liturgie bien célébrée.
    Si je comprends bien, la nouvelle liturgie permet l'orientation du prêtre dans le sens traditionnel ou vers l'assemblée (au choix) et permet aussi l'usage du latin comme langue principale de la liturgie ?

Les commentaires sont fermés.