Le spécialiste religieux du Vatican, Andrea Tornielli, s'est entretenu avec Javier Lopez Prades, théologien, qui explique l'importance de l'événement des JMJ à Madrid dans une société espagnole de plus en plus déchristianisée "Avant d'être une crise morale, il s'agit d'une crise anthropologique, de la conception de la personne"
«La crise en Espagne est d'ordre anthropologique, plus que morale». Javier Prades Lopez (né à Madrid en 1960) est un prêtre du diocèse de la capitale espagnole, doyen de la Faculté de théologie, Grand Chancelier de l'Université ecclésiastique "San Damaso" récemment fondée à Madrid, ainsi que directeur de la "Revue Espagnole de Théologie". Vatican Insider, quelques jours avant le début des Journées mondiales de la Jeunesse, lui a demandé d'expliquer l'importance que cet événement peut avoir pour une société espagnole de plus en plus déchristianisée. (traduit de l'italien par nos soins)
- La société espagnole semble se séculariser beaucoup plus rapidement que d'autres pays européens. Pourquoi?
Deux facteurs peuvent entrer en ligne de compte. Premièrement, la société espagnole fait partie du contexte européen et partage avec lui certains éléments qui participent à cette fatigue de l'Occident. Ensuite, nous vivons une période de transition, dans laquelle cohabitent certains aspects d'une tradition vivante qui n'a pas entièrement disparu avec des changements de toutes sortes, qui se produisent très rapidement et dont nous sommes appelés à discerner la portée réelle. Cela se voit dans la société espagnole, par exemple, dans l'affaiblissement des réalités sociales, à commencer par la famille, qui a toujours été vraiment très importante, ainsi que d'autres groupements et associations propres à la vie sociale. En ce sens, la société espagnole, par rapport aux autres pays européens, en raison de son histoire, est moins articulée, moins prémunie, et donc plus exposée à l'influence de l'Etat, parce que le tissu social est fragilisé. C'est l'un des domaines où le débat a été le plus fort ces dernières années. Il y a un besoin urgent de rendre vie à ces associations, à ces collectivités et au tissu de la vie sociale espagnole, si nous ne voulons pas finir entre les mains d'un étatisme étouffant.
- Que voyez-vous comme étant les causes de cette crise?
La crise, en Espagne, est d'ordre anthropologique, plus que moral. De cette affaiblissement procèdent aussi les conséquences morales, mais la racine du processus est en relation avec la conception de l'homme, et, en particulier, avec sa dimension religieuse constitutive. En ce sens, la raison de la sécularisation rapide, je dois le souligner, réside dans le fait que, dans notre société et dans notre tradition chrétienne, la perception de la correspondance profonde entre ce que nous pourrions appeler la dimension religieuse humaine, le sens religieux de l'homme, et la réponse que la foi chrétienne lui apporte s'est affaiblie. Et cela est aussi dû au fait que la perception de la condition religieuse, constitutive de l'homme, s'est affaiblie. Ainsi sommes-nous confrontés à une tâche cruciale d'éducation et de personnalisation de la foi.
- Quelle devrait être, à son avis, l'attitude des chrétiens dans une société laïque où le monde politique lui-même prend des décisions qui sont contraires aux enseignements de l'Église?
Le défi actuel pour nous, chrétiens, est d'accéder à ce que Benoît XVI a indiqué en parlant de "la compréhension de la foi", qui devient insignifante si elle se réduit à la "compréhension de la réalité". En d'autres termes, nous sommes appelés à une interprétation culturelle incontournable de la foi. Je veux dire par là que la foi ne se réduit jamais à de la simple culture humaine, mais, comme dit Jean Paul II, la foi véritablement vécue et pensée finit par devenir une culture, à travers laquelle l'humain s'exprime dans tous les domaines. Dans une société comme celle d'Espagne, nous avons particulièrement besoin d'apporter le message de Jésus-Christ, en montrant toutes ses implications pour la vie humaine, personnelle et sociale, y compris pour les grandes questions morales qui, durant ces dernières années, ont produit un affrontement face aux initiatives prises par le gouvernement.
- Comment ramener la foi dans une société sécularisée?
La façon de traduire culturellement la foi est ce que la tradition de l'Église appelle le «témoignage», c'est à dire une façon de se présenter qui requiert d'être vrai face à l'interlocuteur, qui fait naître en l'autre le désir de connaître et d'approfondir cette nouveauté humaine que constitue le témoignage qui se vit par sa présence, par ses actions et ses paroles. Je crois que notre responsabilité, dans les sociétés plurielles de l'Occident, et notre contribution au bien commun, doit passer par cet effort et par ce témoignage de la vérité de la foi chrétienne qui va montrer à nos partenaires qu'il a des implications dans la compréhension de l'humain et qu'il contribue à une vie meilleure pour tous. Nous voulons être présents, publiquement, dans la société espagnole pour offrir ce témoignage, et pour servir le bien commun également.
- Le pape revient pour la troisième fois en Espagne: qu'est-ce que vous attendez de cette visite?
Notre première attente le concerne, lui, sa personne et sa mission. Sa présence personnelle parmi nous est le signe historique, contingent, mais essentiel, du grand accompagnement que Dieu accomplit mystérieusement dans nos vies. Évidemment, de par son ministère pétrinien, en tant que successeur de Pierre, sa présence confirme de par elle-même la confirmation objective de notre foi, en étroite harmonie avec le thème de la Journée Mondiale de la Jeunesse. Par sa présence, par ses actions et ses paroles, nous attendons que soit manifestée ce qu'il a appelé la «nouvelle évangélisation». C'est-à-dire, par sa capacité de parler aux cœurs de tous, de toucher nos concitoyens, en tant qu'hommes dont le coeur est plein d'espoir, bien souvent occulté ou confus. Le Pape sait se faire accueillant à la situation de celui qui l'écoute en vue de toujours relancer une possibilité d'annonce et de rencontre. C'est ainsi que nous tous, Espagnols, tant catholiques que non-croyants, nous pourrons reconnaître dans le message du Christ, que Benoît XVI renouvellera, ce qui correspond surabondamment à ce que nous désirons pour épanouir complètement notre vie.
- Les JMJ sont parfois présentées comme une grande kermesse qui constitue une manifestation de force. Que peut-on dire de cet événement?
Au-delà de la controverse de circonstance qui à présent ne concerne que des milieux très minoritaires en Espagne, il semble juste de dire que les JMJ sont une grande opportunité pour réaliser ce que Benoît XVI a lui-même dit aux Espagnols, il ya quelques mois, à Barcelone: la contribution de l'Église à la société est très simple et très claire: elle consiste à rappeler à tous que Dieu existe, qu'Il nous a donné la vie et qu'Il la porte à son accomplissement. Cette perception fondamentale de la réalité comme venant de Dieu, et donc qui témoigne de la présence de Dieu, également par notre présence en tant que chrétiens, est, je pense, l'une des plus importantes contributions que les Journées mondiales de la Jeunesse offre à tous ceux qui participent. Il est donc intéressant de les vivre pour ce qu'elles sont: la possibilité d'une rencontre. Je suis convaincu que pour les centaines de milliers de jeunes arrivant à Madrid, mais aussi pour les millions de personnes qu'ils vont rencontrer dans cette ville, les JMJ, en tant qu'évènement singulier, sera l'occasion grâce à laquelle pourra s'opérer la rencontre avec le Dieu vivant, ou la redécouverte d'une foi dormante voire oubliée.
- Selon vous, ces grands moments caractérisés par l'enthousiasme, sont-ils susceptibles de produire un changement durable et de laisser une empreinte?
Les Journées Mondiales de la Jeunesse, comme toutes les réalités de la vie de l'Eglise, ne sont jamais un phénomène automatique. La grande taille de cet évènement ne garantit pas nécessairement un changement qui va se produire, comme, du reste, aucun autre évènement ne peut le garantir, aussi bien lorsqu'il s'agit d'évènements de petite taille. Dans la vie chrétienne, rien ne se passe automatiquement. C'est toujours la rencontre dramatique qui se joue entre le Christ qui prend l'initiative de se rendre présent, par son Esprit, dans toutes les dimensions de la réalité ecclésiale, et de notre liberté. Bien sûr, lors des Journées Mondiales de la Jeunesse, la liberté de Dieu est orientée vers nous, cherche l'homme, se tourne vers sa liberté personnelle, le rejoint pour croiser la liberté de chacun d'entre nous. L'apparition du changement, sa durée, se joueront toujours dans cette rencontre dramatique qui se joue dans la liberté entre Dieu et chacun de nous présents aux JMJ. L'expérience a montré, par exemple dans la floraison de nombreuses vocations à différents états de vie, que cette rencontre se produit lors des JMJ.
- Comment la situation sociale et culturelle des jeunes se présente-t-elle dans l'Espagne d'aujourd'hui?
C'est en réalité très diverse. Il ya bien sûr beaucoup de jeunes qui vivent leur vie avec le plus grand sérieux et la plus grande intensité, mais il y a aussi beaucoup de jeunes gens confus et désorientés, qui expriment leur inquiétude de façon assez limitée, et parfois même déshumanisée. Certaines façons dont les jeunes utilisent leur temps de loisir, considèrent le travail ou leurs liens affectifs font penser, sur des modes contradictoires, à une réelle recherche du bonheur. Mais il n'y a personne qui ne nourrit pas le désir d'être heureux, même si cela aboutit souvent à des réponses inadéquates, qui ne sont pas à la hauteur d'un désir infini. Il est donc très important que ce désir de bonheur, typique des jeunes, puisse être rencontré par une proposition venant de chrétiens capables de saisir la profondeur infinie de l'attente de ces jeunes.
- Comment, selon vous, la proposition chrétienne peut-elle rencontrer l'attente de ces jeunes?
Cela est possible uniquement en montrant par des actes que l'accomplissement de ce désir est historiquement réalisé. Il y va de notre responsabilité que les jeunes Espagnols puissent découvrir la véritable stature de leur humanité et devenir des sujets actifs, acteurs d'une construction sociale qui ne se réduit pas à de simples protestations. C'est ce que nous avons vu dans de nombreuses manifestations récentes, où le besoin humain qui s'était réveillé s'est immédiatement réduit à certaines revendications et, finalement, à l'aspiration à un étatisme protecteur. Cela ne pourra jamais donner une réponse complète à la condition de l'homme. Nous voulons être les acteurs de notre bonheur et du bien commun.
- Quelle est la signification de l'institution par l'Eglise d'une Université à Madrid, voulue par le pape? Que pouvez-vous apporter à l'Espagne?
Premièrement, c'est une source de grande joie et de profonde gratitude au Saint-Père qui, par la Congrégation pour l'Éducation catholique, a accordé au diocèse de Madrid cette université ecclésiastique. Elle a été créée pour répondre aux besoins de l'évangélisation et de la mission de l'Eglise, à travers l'étude en Faculté des disciplines ecclésiastiques - théologie, philosophie, philologie et droit canon - grâce au travail quotidien des enseignants et des chercheurs. Dans notre Université, on constate déjà une présence significative d'étudiants des autres diocèses de l'Espagne et de l'étranger, particulièrement d'Amérique Latine, d'Afrique et même d'Asie. La dimension missionnaire a toujours été une caractéristique de l'Eglise de Madrid. Aujourd'hui, cette dimension est également réalisée dans cette institution qui accueille les étudiants venus des différentes parties du monde pour leur offrir une expérience ecclésiale.
- Quels sont vos projets?
Il est de notre intention, en tant qu'instance académique, de nous mettre au service du programme que Benoît XVI avait déjà lancé en 2005, à savoir celui d'une juste herméneutique de Vatican II. C'est une question qui a été rouverte. Nous voulons l'aborder, en suivant les traces de Jean Paul II et Benoît XVI, linterprètes et acteurs majeurs de la réception du Concile dans l'Eglise, en cherchant à développer un travail académique - philosophique, théologique, canonique - qui parvienne à faire passer dans le tissu de la vie du peuple Dieu ce grand évènement d'autoréalisation de l'Eglise que fut le Concile Vatican II.