Durant plusieurs décennies de dictature communiste (1945-1990), l’Église albanaise a souffert comme jamais. Les explications de Didier Rance, auteur d’un ouvrage sur le martyre de ces chrétiens, Albanie : ils n’ont pas réussi à tuer Dieu. Albanie. Ils ont voulu tuer Dieu est le titre d’un livre que vous avez écrit sur ce petit pays d’Europe peu après la chute du régime communiste. Y sont-ils parvenus ? Interview par Bertille Perrin dans « Famille Chrétienne » :
« Un prêtre albanais m’a dit un jour : « Dans les autres pays communistes, il y a eu une persécution antireligieuse ; en Albanie, c’était une extermination ». D’après la Constitution, c’était un pays athée. Les Albanais étaient censés naître athées. Le moindre signe d’une connaissance religieuse était considéré comme une trahison envers le pays.
La répression a pris des dimensions incroyables : 80 % des prêtres catholiques sont morts martyrs. Lorsque je suis allé en Albanie en 1995, il n’y avait plus que 15 prêtres vivants dans tout le pays, contre 200 avant le communisme. Ce sont des chiffres sans équivalent.
Comment ont-ils fait, concrètement, pour « éliminer Dieu » ?
Le régime voulait créer un homme pour lequel même l’idée de Dieu n’existe plus. Chaque domaine de la vie a été vidé de toute référence à Dieu. Les prénoms religieux étaient interdits, l’administration d’un sacrement était punie de mort, les dirigeants se rendaient dans les écoles pour voir si les enfants connaissaient des prières.
J’ai connu un homme dont le père avait été tué pour avoir transmis la culture religieuse à ses enfants. Le fait même de connaître le Notre Père était un crime. Toutes les églises ont été rasées, soit plus de 2 000. La cathédrale de Shkodër, elle, a été transformée en palais des sports.
L’Albanie compte un grand nombre de martyrs. Seront-ils béatifiés ?
À ce jour, une quarantaine de dossiers sont en cours de traitement à la Congrégation pour la cause des saints. J’aurais voulu que la procédure soit terminée pour le voyage du pape, mais il ne fait aucun doute que ce n’est qu’une question de temps.
Les rares prêtres non emprisonnés célébraient parfois l’eucharistie. Mais pour eux-mêmes, car c’était vraiment trop dangereux pour les fidèles.
Au-delà des destructions d’églises et de l’interdiction du culte, le régime a-t-il aussi employé la culture pour lutter contre le christianisme ?
Avant le communisme, la culture albanaise était très irriguée par le christianisme. Par exemple, le premier prêtre qui fut fusillé par les communistes était un poète connu. Petit à petit, ils ont liquidé tous les mouvements chrétiens, les revues ou les imprimeries.
Comment expliquez-vous cette volonté systématique d’éradication du christianisme ?
Dans toutes les expressions du communisme, il y a cette volonté de créer une sorte de « religion » marxiste-léniniste. L’homme devient son propre dieu.
Dans le cas de l’Albanie, cela a pris un tour particulier en raison du personnage même d’Enver Hoxha, qui fut l’un des dictateurs les plus sanglants du XXe siècle, y compris envers les membres de son propre régime. Il a par exemple abattu son bras droit en plein Conseil des ministres. On peut dire que c’était un fou… mais un fou soutenu par Tito, Staline et d’autres.
Comment se sont comportés les chrétiens durant les persécutions ?
Dans les campagnes a pu se maintenir par endroits une forme de religion populaire. Certains baptêmes ont été célébrés par des grands-mères, d’autres fabriquaient des chapelets avec des graines de tournesol.
Mais en ville, la pratique est très vite devenue absolument impossible. Les rares prêtres qui n’étaient pas emprisonnés célébraient parfois l’eucharistie, mais pour eux-mêmes, car c’était vraiment trop dangereux pour les fidèles.
Dans quelle mesure l’Albanie reste-t-elle marquée par ces 40 ans d’athéisme d’État ? L’Église albanaise peut-elle vraiment se relever ?
Je vois plusieurs grands défis aujourd’hui, qui ne sont pas irréalisables. Tout d’abord, la disparition des confesseurs de la foi, qui furent prisonniers dans les camps sans renier leur Dieu, fait que la mémoire vivante de cette ardeur s’éteint. Ensuite, il existe une tentation de la nostalgie des temps d’avant le communisme, où la culture et la foi chrétiennes étaient très présentes. En outre, le christianisme est parfois assimilé à l’Occident, à la modernité. Le risque est alors grand de confondre la foi dans le Dieu amour et l’envie de passer pour de bons Européens. La génération qui vient a été formée dans le communisme, et seul le temps nous dira ce qu’il en reste dans les esprits.
En Albanie, il y a un vrai terreau religieux. Il fut porté pendant vingt ans par la présence des prêtres survivants qui témoignaient que la foi au Christ valait le coup d’être défendue. Je crois toutefois que l’Église albanaise va encore avoir besoin de temps pour retrouver ses marques et sa propre manière de vivre la foi. »
Ref. Didier Rance : « En Albanie, les croyants ont été exterminés »
JPSC