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Le latin, langue de l'Eglise latine

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Dans son numéro de décembre 2016 qui sort de presse ces jours-ci, le magazine  trimestriel Vérité et Espérance/Pâque nouvelle publié par l'association de fidèles "Sursum Corda" (responsable de l'église du Saint-Sacrement à Liège) fait paraître ces "Libres propos" que le professeur Paul-Augustin Deproost (U.C.L.) consacre à l'usage liturgique du  latin et du chant grégorien:

"Une lapalissade qui n’en est plus une (*)

Le titre de cet article ressemble à une lapalissade. Pourtant, on peut lui opposer une autre évidence : le latin a déserté l’immense majorité des assemblées liturgiques de l’Église latine, qui, en l’occurrence, porte bien mal son nom ; et il n’est pratiquement plus enseigné dans les séminaires, là où sont formés ceux dont la vocation première est précisément l’œuvre de la liturgie. Par ailleurs, sans qu’il soit utile d’entrer ici dans le débat qui distingue les formes ordinaire et extraordinaire du rite romain, on se rappellera cette disposition forte et bien connue de la constitution Sacrosanctum Concilium sur la liturgie : « L’Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine. » C’était la première fois dans l’histoire de la liturgie que l’Église identifiait ainsi, au plus haut niveau, le « chant propre » qui doit accompagner la célébration de ses mystères et, accessoirement, la langue dans laquelle ils doivent être célébrés s’ils sont chantés. On sait ce qu’il en est advenu. Dans la plupart des cas, la recommandation conciliaire a tout simplement été ignorée au profit d’innovations musicales et liturgiques risquées sinon erratiques et parfois carrément hérétiques ; mais tout aussi préoccupante est l’attitude qui a consisté à vampiriser le « chant propre » de l’Église pour donner quelque lustre à une célébration par ailleurs fadement vernaculaire où le célébrant et le chœur ne parlent pas la même langue pour s’adresser à Dieu. Car il s’agit bien de cela. Le chant grégorien a été composé sur des textes latins pour être chanté dans des liturgies latines. Toute autre utilisation du « chant propre » de l’Église, aussi louable soit-elle, induit une mutilation de ce chant, car il est étroitement et ontologiquement lié à la proclamation de la parole de Dieu et à la célébration du mystère eucharistique, l’une et l’autre exprimées en latin au moins depuis le IVe siècle. Le chant grégorien est né en même temps que l’usage du latin dans la liturgie de l’Église d’occident ; on ne rompt pas impunément ce lien.

 

Comme pour le chant grégorien, les dispositions conciliaires concernant l’usage du latin dans la liturgie ont été elles aussi très largement ignorées. L’argumentaire est bien connu : les fidèles ne connaissent plus le latin et ne peuvent donc pas prendre une part active à la célébration. De nombreuses réponses, d’ordre pastoral, ont déjà été formulées ; il n’est pas nécessaire d’y insister. J’ajouterai simplement deux confirmations historiques de la vacuité de cet argumentaire, car ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’Église que cette question s’est posée. Il y a, bien sûr, toutes les fois où le christianisme latin s’est implanté dans des terres de mission, sans qu’il fût jamais question de remettre en cause la langue de sa liturgie. Mais, en occident même, lorsque le Concile de Tours réuni en 813 par Charlemagne, a demandé que les homélies ne soient plus prononcées en latin mais dans une langue indigène (proto-roman ou germanique) « afin que tous puissent plus facilement comprendre ce qui est dit », l’usage du latin dans la célébration et le chant liturgiques n’a pas été remis en question pour autant. Et, même dans les premiers temps, lorsque l’Église d’occident a fait le choix du latin dans sa liturgie, répondant en cela à la latinisation des communautés chrétiennes, elle a privilégié un état de langue qui n’était pas nécessairement compris d’emblée par les simples fidèles, mais qui correspondait aux pratiques rhétoriques en vigueur à cette époque, telles qu’elles étaient enseignées dans l’école du rhéteur et du grammairien. On ne se tromperait pas de beaucoup en affirmant que le latin liturgique n’était pas mieux « compris » par l’immense majorité des chrétiens d’occident au IVe siècle qu’il ne l’est à notre époque

Les raisons d’un choix 

L’important dans le choix du latin n’était pas d’être mieux compris que le grec, au sens trivial du terme, en usage jusque-là, mais de célébrer les mystères divins dans des formes, notamment culturelles, plus proches des communautés romanisées, sans compter que, depuis Constantin, l’empire lui-même était acquis à cette réconciliation entre les valeurs romaines et l’expression de la foi ; le choix du latin dans l’Église d’occident était moins un choix linguistique qu’un choix de romanité, de stabilité et d’unité, en lien notamment avec le développement de la théologie pontificale et le rôle majeur du siège romain dans les défis politiques et religieux de l’antiquité tardive. Nonobstant de légitimes soucis d’inculturation, on peut penser que ces enjeux continuent d’être d’actualité dans une Église qui, sans ignorer les mutations de nos sociétés globalisées, se doit de les transcender, en particulier au moment de célébrer le culte divin.

Du reste, le latin était depuis bien longtemps la langue courante des communautés chrétiennes d’Afrique et de Rome, avant d’entrer dans la liturgie eucharistique. Dès le deuxième siècle, on a commencé de transposer en latin des textes chrétiens écrits en grec, au premier rang desquels les textes bibliques. Ce sont ces anciennes versions latines de la Bible, ou ueteres latinae, qu’utilisent les premiers auteurs latins chrétiens, comme Tertullien, qui écrit à la fin de ce siècle ; sans doute étaient-elles aussi déjà utilisées dans la liturgie de la parole, où la prédication s’était probablement latinisée à date ancienne ; de même, la liturgie baptismale a, sans doute, été traduite en latin de bonne heure.

Mais ce n’est qu’à une date plus tardive, sans doute sous le pontificat du pape Damase, entre 366 et 384, que le latin s’est imposé en occident au cœur de la célébration liturgique, après que Rome s’est elle-même « convertie » au christianisme et que la théologie pontificale a commencé de se structurer. Clairement, le choix du latin dans la liturgie n’était pas un choix utilitaire, mais un choix spirituel, sinon idéologique : il s’agissait de proclamer les paroles les plus sacrées de la célébration, en l’occurrence la prière eucharistique, dans une langue non pas qui pouvait être comprise de tous, mais qui était la langue œcuménique de l’occident, après que le grec y eut perdu ce statut. L’action liturgique étant la manifestation la plus haute de l’unité des chrétiens, la langue de Rome devenait naturellement la langue la mieux adaptée pour cette fonction.

Pas n’importe quel latin

Et pas n’importe quel latin ; certainement pas le latin de la vie quotidienne, la langue du marché ou des échanges communs, mais bien la haute langue, cultivée et littéraire, la langue des grands auteurs classiques dont les chrétiens de l’ère constantinienne découvraient, à la suite de l’empereur qui avait proposé une exégèse chrétienne de la quatrième Bucolique de Virgile, les affinités avec une juste expression de leur foi. C’est, du reste, aussi cette préoccupation qui a amené saint Jérôme à proposer une nouvelle traduction des textes bibliques en latin. Nonobstant son souci de remonter à une hypothétique hebraica ueritas, la nouvelle traduction « vulgate » de la Bible répond à cette exigence de correction langagière, souvent prise en défaut par des lettrés pointus dans les ueteres latinae. Et, au cœur de la liturgie, le Canon romain, qui s’ouvre par le dialogue solennel de la préface, tient désormais lieu de prière eucharistique : probablement inspiré de prières grecques existantes, il ne les traduit pas, mais les retravaille très librement dans un formulaire tout empreint de grauitas et de maiestas caractéristiques des principes de composition utilisés dans la prose d’art et la rhétorique de l’éloge ; parmi ces principes, on citera simplement l’antique recommandation de la concinnitas, qui définit les arrangements symétriques des mots ou des membres de phrase, ou encore la pratique du nombre oratoire, qui rythme les fins de phrase selon des structures prosodiques bien définies.

De ce point de vue, les oraisons de la messe, dont l’essentiel date des trois derniers siècles de l’antiquité, constituent un répertoire littéraire de première qualité, où la prière de la communauté est sublimée dans une mise en forme du meilleur aloi. Un seul exemple, bien connu, suffira pour illustrer ce propos : l’oraison de la collecte de Pentecôte : Deus, qui hodierna die corda fidelium Sancti Spiritus illustratione docuisti, da nobis in eodem Spiritu recta sapere et de eius semper consolatione gaudere. – « Dieu, toi qui, en ce jour, as instruit les cœurs des fidèles par la lumière de l’Esprit-Saint, donne-nous dans le même Esprit de goûter ce qui est droit et de nous réjouir sans cesse de son réconfort. » Tout le mystère liturgique de la Pentecôte est ici admirablement résumé avec une grande économie de mots, dont le latin a le secret : la prière concentre l’actualité de la célébration, le souvenir de l’événement et l’anagogie du mystère à travers une formule qui « christianise » les thèmes philosophiques de l’illumination, de la saveur morale et de la consolation, qui progresse au fil du triptyque rhétorique « enseignement (docuisti) / émotion (sapere) / plaisir (gaudere) » formalisé par Cicéron (docere, mouere, delectare), qui construit la demande sur une expression symétrique et la conclut sur un cursus planus (consolatióne gaudére) au nombre des clausules oratoires. « L’ensemble de ces textes », écrivait au soir de sa vie le grand historien de l’antiquité chrétienne, Henri-Irénée Marrou, « a représenté le dernier grand chef-d’œuvre des lettres latines. Quelle étonnante maîtrise des ressources de la langue et des techniques les plus éprouvées de la rhétorique classique, et quelle variété de ton du lyrisme des préfaces aux antithèses savamment équilibrées des oraisons », avant de déplorer que « de ce fait majeur, c’est à peine si les histoires de la littérature les plus complètes, les plus compréhensives, consentent à faire mention ; elles l’ignorent le plus souvent tout à fait » (Décadence romaine ou Antiquité tardive ?, Paris, Seuil, 1977, p. 114-115).

Une parole chantée : le répertoire grégorien 

À la même époque, en lien avec la latinisation de la liturgie qui s’adresse à un nombre croissant de fidèles, les pratiques cantorales ne peuvent plus se contenter d’acclamations, de litanies, de cantillations ; la simple piété ne suffit plus, la Parole de Dieu ne peut plus simplement être lue ni proclamée, elle doit être solennisée, célébrée dans un chant nouveau qui prend appui sur le texte sacré et son rythme pour en devenir comme un commentaire non verbal. Ce n’est pas le lieu ici de retracer l’histoire sinon la protohistoire de ce grand chant romain qui se développe au départ des formules grecques et byzantines pour les transposer dans le monde latin, avant de fusionner avec le chant richement ornementé des Gaules, d’où surgira l’âge d’or du répertoire grégorien au début du VIIe siècle. Pour le propos qui nous concerne, il faut, en revanche, rappeler avec insistance que le chant grégorien est effectivement une « parole chantée ». Comme le dit merveilleusement saint Bernard, « le chant n’évacue pas le sens des mots, mais il le fertilise » (epist. 398). Et cette parole, elle est latine dans toutes ses dimensions expressives : rythme, sonorités, jeux verbaux, images,…, sans oublier l’accent dont l’étymologie (ad-cantus) souligne précisément la proximité avec le chant. Quand on étudie l’histoire du chant grégorien, on ne peut donc pas faire l’économie de l’histoire, de la rhétorique et de la compréhension du texte, notamment biblique, qui le fonde ni d’une connaissance intime de la liturgie qu’il magnifie. À cet égard, on observe que les pièces appartenant au « vieux fonds » grégorien, parmi lesquelles plusieurs antiennes d’Introit, transmettent parfois un texte biblique qui n’est pas encore vulgate, confirmant ainsi à la fois la haute antiquité de ces pièces et celle de l’usage du latin dans la liturgie romaine, au moins pour les références à la Bible : à titre d’exemples, on peut citer les Introit du Jour de Noël (Puer natus ; Is 9, 6), du Dimanche de Laetare (Is 66, 10-11) ou Vocem iucunditatis pour le sixième dimanche du temps pascal (Is 48, 20), où, à chaque fois, le texte chanté reproduit clairement une version latine du texte biblique antérieure à la version hiéronymienne.

Il faut que l’Eglise retrouve sa langue liturgique 

Faut-il alors que l’Église retrouve sa langue liturgique ? Osons le dire : pourquoi pas ? Et cela d’autant plus qu’aucun texte romain n’a jamais demandé qu’elle l’abandonne ; au contraire, la constitution conciliaire sur la liturgie rappelle explicitement que « l’usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins ». Tout au plus le Concile, abusivement invoqué en l’occurrence, a-t-il permis d’étendre l’emploi des langues vernaculaires à certains moments de la liturgie, ratifiant ainsi, dans le droit, des usages déjà fort répandus. Dans un souci pastoral, la recommandation conciliaire a pris acte d’une situation de fait difficilement réversible, mais on ne peut pas lui imputer l’abandon pur et simple du latin dans la liturgie latine. En réalité, les déclarations du Concile sur l’usage prioritaire du chant grégorien et du latin devaient amener à corriger un mal bien antérieur dont souffrait la liturgie en occident depuis longtemps : la dilution de la sacralité, apparue dès l’instant où le chant et la musique d’Église n’ont plus été considérés comme le mode d’expression qui accompagne naturellement le geste et les paroles du culte, mais simplement comme un ornement de la cérémonie, créant ainsi, à l’intérieur d’une unique célébration, un double langage là où la liturgie ne souffre aucune division ni, faut-il le dire, instrumentalisation. Dès l’instant aussi où l’on a confondu le culte divin avec des pratiques de dévotion, louables certes, mais incongrues dans un cadre liturgique, préférant alors le recours à des cantiques vernaculaires, datés et faciles, au grand chant sacré étroitement lié à la proclamation de la parole de Dieu et à la célébration du mystère eucharistique. À cet égard, l’Église d’occident a manqué l’occasion d’un retour à l’antique tradition liturgique qu’aurait pu induire la double recommandation conciliaire sur la priorité du chant grégorien et du latin, à l’instar des grandes traditions liturgiques d’orient qui ont su conserver, nonobstant de lentes évolutions, normales et souhaitables, à la fois le lien vivant entre le chœur qui célèbre et le chœur qui chante, et l’usage d’une langue liturgique sacrée qui permet aux fidèles d’aujourd’hui de rejoindre la foi et la prière vivantes des anciens. Sans compter, comme le rappelait saint Jean XXIII dans sa constitution apostolique « Veterum sapientia », que « la langue de Rome n’est liée aux intérêts d’aucune nation » et qu’à ce titre, elle permet aux chrétiens, au moins dans l’œuvre liturgique, de s’entendre, de s’écouter et de se comprendre au-delà de tous les particularismes, replis identitaires et individualismes ambiants. Est-il présomptueux d’attendre un tel retour ? Un des meilleurs spécialistes actuels du chant grégorien, Damien Poisblaud, reconnaît qu’aujourd’hui « certains présupposés ne sont pas encore à l’ordre du jour pour que l’on puisse envisager une restauration de la liturgie latine selon une approche originelle et traditionnelle (et non traditionaliste) ». Parmi ces présupposés, il est temps de lever l’ostracisme idéologique qui pèse contre la langue latine ; on pourra alors espérer que nos célébrations cessent d’être parfois des Babels liturgiques, où la dispersion de paroles incongrues et de styles musicaux médiocres finit par ruiner la sacralité du mystère, l’unité de la louange et l’harmonie du « chant nouveau » dont l’Église se doit d’honorer son Seigneur.

Paul-Augustin Deproost

(*) les  intertitres sont de notre fait

 Avec l’aimable autorisation de l’auteur et du bulletin trimestriel « Canticum Novum » de l'Académie de Chant grégorien "

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 JPSC

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