De David Engels sur The European Conservative :
Le concile Vatican II reconsidéré

Le concile Vatican II en session. / Photo de presse catholique. Photographe inconnu, domaine public, via Wikimedia Commons
23 décembre 2025
Le concile Vatican II a-t-il trahi le christianisme romain ? Ou bien l'Esprit Saint a-t-il inspiré les pères conciliaires à oser une refonte radicale de l'Église ? Peu d'événements ecclésiastiques du XXe siècle ont suscité autant de controverses que le concile Vatican II. Plus de soixante ans après sa conclusion, Vatican II continue de diviser catholiques, théologiens et observateurs du destin de la civilisation occidentale. Pour certains, il représente un aggiornamento nécessaire, une ouverture courageuse de l'Église à la modernité, qui a permis au christianisme de survivre dans un monde en pleine mutation et de prospérer dans certaines régions d'Afrique et d'Asie, même après la fin du colonialisme, alors que toute trace de la présence traditionnelle occidentale semblait vouée à disparaître. Pour d'autres, il marque le début d'une perte dramatique de substance, d'autorité et de forme, accélérant l'effondrement de la pratique et de la croyance religieuses en Europe, berceau historique de la foi catholique.
Pour comprendre Vatican II, il faut d'abord se remémorer le climat intellectuel et émotionnel du début des années 1960, si différent de celui que nous connaissons aujourd'hui. La Seconde Guerre mondiale, avec sa dévastation morale et la discréditation qu'elle a engendrée pour les élites traditionnelles européennes, était encore loin derrière nous, quinze ans à peine, et les ruines étaient toujours visibles, notamment en Allemagne et en Europe de l'Est. L'avenir semblait appartenir à la grande confrontation idéologique entre le matérialisme libéral et le matérialisme socialiste, tous deux animés par une foi quasi obsessionnelle dans le progrès et la toute-puissance humaine, et peu enclins à la sympathie pour les croyances rétrogrades. Par ailleurs, une immense révolte générationnelle était en cours, remettant en cause l'autorité, la tradition et les normes héritées, tandis que les mouvements de décolonisation en Asie et en Afrique faisaient voler en éclats les vestiges de la suprématie civilisationnelle européenne et suscitaient une fierté renouvelée pour les cultures non européennes et leurs traditions religieuses. Dans ce contexte, nombreux étaient ceux, au sein de l'Église, qui estimaient que le christianisme occidental lui-même était historiquement compromis, associé au nationalisme, au colonialisme, à la morale bourgeoise et à un vieux monde qui paraissait irrémédiablement condamné.
Il n’est donc pas surprenant que de nombreux ecclésiastiques aient cherché à répondre à la déstabilisation de l’Occident par une reconstruction tout aussi radicale de l’Église, une reconstruction qui visait non seulement l’Église catholique, mais aussi les confessions protestantes, même si, dans le cas de ces dernières, la réforme s’est déroulée de manière plus organique. À l’ère de l’architecture brutaliste, des gratte-ciel, des goulags et de la conquête spatiale, tous ont cherché le renouveau non pas dans l’imagerie traditionnelle de l’ecclesia triumphans, que beaucoup associaient à un XIXe siècle de plus en plus incompréhensible, mais dans le béton brut de la modernité, la rhétorique de l’autojustification constante et la chaleur émotionnelle des guitares scoutes, du pastoralisme social et de la liturgie participative.
C’est précisément dans cette attitude envers l’histoire que l’erreur fondamentale et, il faut bien le dire, étonnante, du concile Vatican II apparaît au grand jour. Car le péché originel du concile ne résidait pas dans un manque fondamental de foi, mais dans une profonde méconnaissance de l’histoire, sans doute l’une des dernières choses auxquelles on aurait pu s’attendre de la part d’une institution si imprégnée d’histoire, de tradition et de continuité que sa capacité à penser et à appréhender le temps non pas en années, mais en générations, voire en siècles, était devenue proverbiale. Le concile de Trente, convoqué en réponse à la Réforme, mit dix-huit années, un laps de temps impressionnant, à formuler une réponse réfléchie et cohérente, tandis qu’autour de lui, l’Europe semblait se désagréger et que l’urgence était – ou aurait dû être – la priorité absolue. Et surtout, il ne répondit pas à ces défis en imitant le protestantisme, mais en clarifiant, en affirmant et en sublimant précisément les aspects qui avaient été attaqués. Le rite romain fut standardisé au lieu d’être fragmenté en variantes nationales ; l’art sacré fut consciemment cultivé comme un cadre digne et splendide pour la contemplation de Dieu, au lieu d’être remplacé par une austérité iconoclaste. La doctrine fut renforcée, non relativisée ; la mission visait à reconvertir les brebis égarées plutôt qu'à affirmer que chacun pouvait être sauvé « à sa manière » ; la liturgie atteignit une pleine richesse symbolique au lieu d'être réduite à une essence supposée ; les ordres religieux furent renouvelés, non dissous ; le clergé fut soumis à une discipline plus stricte plutôt qu'émancipé de l'autorité.
En 1965, c'est l'inverse qui se produisit. Après à peine trois ans de discussions, l'Église entreprit une refonte générale dont elle ne s'est toujours pas remise soixante ans plus tard. Qu'une telle précipitation, si peu catholique, ait pu balayer l'Église universelle, et que les Pères conciliaires aient non seulement permis, mais aussi activement encouragé un processus d'autodéconstruction sans précédent, révèle une vérité dérangeante : la crise n'a pas pris naissance avec Vatican II. Le mal était déjà fait, et le concile n'en fut pas la cause, mais le symptôme.
Bien entendu, cette analyse n'exonère pas le Concile de sa responsabilité, mais elle inscrit Vatican II dans un contexte civilisationnel plus large. De même que 1789 n'a pas soudainement anéanti l'autorité sociale de l'Église – chose qui aurait été impossible sans une crise bien plus profonde de l' Ancien Régime ecclésiastique –, il serait trompeur d'attribuer l'implosion actuelle uniquement au Concile. Il est significatif d'observer des évolutions parallèles au sein de toutes les confessions protestantes, qui ont connu des formes de modernisation encore plus radicales, quoique plus progressives, avec des conséquences tout aussi catastrophiques.
Pour comprendre de telles mutations profondes, il est nécessaire d'adopter une perspective comparative macrohistorique. De ce point de vue, le développement du christianisme aux derniers stades de la civilisation européenne n'a rien d'exceptionnel, car toute civilisation, dans sa phase terminale, connaît un déclin marqué de ses structures religieuses ancestrales. Qu'il s'agisse des cultes païens de la fin de la République romaine, des rituels ancestraux chinois de la période des Royaumes combattants, de la religion mazdéenne de la fin de la période sassanide ou des cultes égyptiens du Nouvel Empire, le schéma est d'une remarquable constance. Une religion qui constituait jadis le pilier d'une société entière s'ossifie progressivement, se relativise sous l'effet du rationalisme, du modernisme, de l'exotisme et du nihilisme, et finit par disparaître ou être remplacée par des systèmes de croyances concurrents. Le christianisme, dans la mesure où il est historiquement lié au destin de la civilisation occidentale, ne fait pas exception à cette logique, semble indiquer l'histoire.
Heureusement, cela ne signifie pas que le christianisme soit voué à disparaître. À l'instar du bouddhisme, qui a trouvé de nouveaux foyers de vitalité en Chine, en Asie du Sud-Est et au Japon longtemps après son déclin en Inde, le christianisme survivra très probablement au déclin de l'Europe, même s'il échoue à réaffirmer sa domination spirituelle sur le vieux continent. Toutefois, cette perspective est bien maigre consolation pour les Européens et ne les dégage nullement de leur responsabilité. Car la disparition n'est pas la seule issue : la plupart des civilisations, dans leur phase finale, semblent également connaître ce que l'on pourrait appeler une « restauration augustéenne » – un dernier épanouissement rétrospectif où la forme, la tradition et le sens sont consciemment réaffirmés et canonisés, de sorte que la croyance ancienne parvient – parfois – à survivre à la tempête de la fossilisation civilisationnelle pendant des siècles, voire des millénaires. La question est de savoir si le christianisme occidental sera capable d'une telle restauration, qui ne serait possible que dans le cadre d'un renouveau patriotique hespérialiste plus général.
Vu sous cet angle, Vatican II peut paradoxalement apparaître comme une ruse de l'histoire, voire du Saint-Esprit. En introduisant une herméneutique de la rupture plutôt que de la continuité, il a contraint l'Église à se confronter à la question de l'essentiel. Rares sont les événements de l'histoire ecclésiastique qui ont aussi clairement mis en lumière ce qui est éternel dans la foi : non pas l'activisme social-révolutionnaire, mais le cheminement individuel vers Dieu ; non pas l'innovation théologique perpétuelle, mais la continuité à travers les siècles et les millénaires ; non pas une adaptation maladroite à l'esprit du temps, mais la préservation d'une forme suprapersonnelle et intemporelle ; non pas l'hystérie émotionnelle, mais la contemplation sereine de l'immuable. Et surtout, le Concile a une fois de plus démontré ce que les gens du Moyen Âge pressentaient déjà : la foi est éternelle, mais les institutions ecclésiastiques peuvent s'égarer, de sorte qu'aucun croyant n'est dispensé de s'engager pleinement dans la recherche de l'unité avec Dieu.
En effet, les conséquences de la rupture au sein de la foi apparaissent désormais aux yeux même des observateurs les plus naïfs. L'Église post-conciliaire a peut-être trouvé un écho auprès d'une partie de la génération des baby-boomers, mais son obsession pour l'esthétique, la rhétorique et les préoccupations de cette génération l'a rendue largement incompréhensible pour les jeunes. Cela vaut non seulement pour les catholiques traditionnels, mais aussi pour les convertis, qui recherchent de plus en plus la transcendance dans la liturgie traditionnelle plutôt que dans sa version moderne. Ce phénomène pourrait engendrer une véritable révolution, car les données sociologiques montrent régulièrement que les jeunes catholiques attachés au rite ancien sont généralement plus orthodoxes, plus disciplinés et souvent plus conscients de leur identité culturelle et nationale.
Il n’est donc pas surprenant que les messes traditionnelles soient souvent bondées, tandis que la liturgie réformée peine à attirer les fidèles, malgré – ou peut-être à cause de – sa quête incessante de visibilité politique et médiatique. L’Église romaine se trouve ainsi face à un dilemme tragique. Une grande partie du clergé âgé a investi sa crédibilité dans la défense des réformes conciliaires, rendant difficile, tant sur le plan psychologique qu’institutionnel, un retour à la tradition : nul n’aime, à un âge avancé, admettre publiquement ses erreurs de jeunesse. Naturellement, cette figeage de l’Église conciliaire a conduit à des schismes ouverts et à la marginalisation de l’ancien rite au sein de la vie ecclésiastique, mais la réalité démographique est inexorable. D’ici quelques décennies, une part importante des prêtres et des fidèles célébrera à nouveau la messe ad orientem, avec tout ce que cela implique pour l’orientation civilisationnelle de l’Église Una Sancta.
L’enjeu dépasse ici la simple préférence liturgique. La désacralisation du culte a aussi des conséquences politiques. Une Église qui renonce à la transcendance perd inévitablement sa capacité à résister au pouvoir séculier. Comme Joseph Ratzinger – devenu Benoît XVI – l’a maintes fois souligné, un christianisme qui se dissout dans l’éthique, la sociologie ou l’activisme humanitaire devient superflu dans un monde capable d’assurer ces fonctions plus efficacement par l’État ou les ONG. La liturgie et le dogme, au contraire, sont des formes de résistance : ils incarnent une beauté, une vérité, une bonté et un ordre qui ne sont pas de ce monde et rappellent au souverain comme à ses sujets que le pouvoir terrestre n’est jamais absolu.
En ce sens, la crise de Vatican II reflète la crise plus vaste de la civilisation occidentale. La perte de la forme sacrée va de pair avec l'érosion de l'autorité, de la hiérarchie et du sens. Or, précisément parce que ce déclin est aujourd'hui si avancé, les conditions d'une véritable restauration sont peut-être en train d'émerger. L'avenir du christianisme en Europe ne se jouera pas entre comités ni dans des stratégies pastorales, mais par la redécouverte du sacré comme axe autour duquel la vie personnelle et la civilisation elle-même doivent à nouveau s'articuler.