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Le pape et Blaise Pascal : une "étrange récupération" ?

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Du site du Figaro via Il Sismografo :

L’étrange récupération de Blaise Pascal par le pape François

(Le Figaro) TRIBUNE - Trois universitaires spécialistes de l’œuvre de Blaise Pascal ont lu la lettre apostolique qu’a consacrée le pape François à l’auteur des Pensées. S’ils saluent la reconnaissance du souverain pontife pour un immense génie, ils critiquent une lecture orientée selon les options théologiques et la sensibilité d’un pape jésuite. Ils restituent avec brio son œuvre dans le contexte de la querelle entre augustinisme et jésuitisme.

Constance Cagnat-Debœuf est professeur à Sorbonne université et membre de la Société des amis de Port-Royal ; Tony Gheeraert est professeur à l’université de Rouen Normandie et vice-président de la Société des amis de Port-Royal ; Laurence Plazenet est professeur à l’université Clermont-Auvergne, directrice du Centre international Blaise Pascal et présidente de la Société des amis de Port-Royal.
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Le pape François est malicieux. Il aime étonner, et même prendre à contre-pied les opinions les mieux admises. Ainsi a-t-il jeté un franc embarras parmi les lecteurs de Blaise Pascal le jour de son quatrième centenaire, le 19 juin 2023, en décidant de lui consacrer une lettre apostolique. L’honneur est immense: le Clermontois rejoint ainsi au panthéon personnel du souverain pontife Dante et saint François de Sales, précédents bénéficiaires de semblables missives. Mais cette nouvelle publication a plongé de nombreux catholiques français dans une stupéfaction gênée. Pascal n’était-il pas connu pour ses positions «jansénistes», à la limite de l’orthodoxie?

L’un de ses ouvrages majeurs, Les Provinciales, n’est-il pas constitué d’une série de lettres brillantes, ironiques, cruelles, qui discréditèrent le laxisme qu’elles dénonçaient chez les Jésuites, ordre dont le Saint-Père est précisément issu? Ces sulfureuses «petites lettres», prisées par Voltaire, n’ont-elles pas longtemps figuré à l’index des livres interdits? Malaise de l’Église. Embarras parmi ceux qui veulent voir en Pascal un «philosophe» seulement équipé d’une foi surnuméraire - ce débat autorise peu à ignorer Pascal, croyant «de feu» (le terme qui irradie l’éblouissant Mémorial).

Les spécialistes sont, depuis le XVIIe siècle, partagés sur la catholicité de Pascal. Aujourd’hui, tandis que certains militent au sein d’associations spécialement créées pour favoriser la canonisation de l’auteur (par exemple, la récente Société des amis de Blaise Pascal qui reprend de la sorte la suggestion de La Vie de M. Pascal écrite par sa sœur aînée, Gilberte Périer), d’autres, comme Simon Icard, chercheur au CNRS, voient dans l’intention présumée sanctificatrice du pape une simple «blague jésuite» qu’on ne saurait prendre vraiment au sérieux, tant elle contredit les positions traditionnelles de l’Église sur l’œuvre de Blaise Pascal.

Alors, saint Pascal hérétique? Pascal simplement catholique? Pourquoi François a-t-il cru bon de rouvrir ce vieux dossier recouvert par trois siècles de poussière vaticane? Au-delà des questions techniques de conformité à l’orthodoxie théologique, en quoi Pascal représente-t-il un enjeu politique aujourd’hui pour l’Église romaine - voire une figure majeure à ne pas laisser échapper?

La nouvelle éthique du XVIe siècle

Si Pascal a jadis pu être considéré comme dangereux par l’Église, c’est pour avoir continué à professer une foi héritée de la pensée de saint Augustin, qui avait dominé la chrétienté pendant un millénaire. Ce christianisme né en Afrique au Ve siècle, consolidé à l’époque médiévale, est celui que Jean Delumeau a si bien décrit dans La Peur en Occident: une vision fulgurante de l’homme déchu, misérable créature dépouillée de toute force et de toute bonté, torturé par la toute-puissance du péché, rongé par le désir d’une pureté interdite, abandonné à un sentiment de déréliction dont seul peut le libérer ce don gratuit et immérité d’un Dieu omnipotent: la grâce.

Pour les chrétiens de ces siècles anciens, la difficulté de faire son salut dans le monde était infinie, quasi insurmontable. Paganisme, violence, corruption: où et comment se rédimer? La Cité de Dieu est une méditation hantée sur le sujet. Pour allier vie et foi, il ne pouvait convenir que d’opter pour la retraite et la solitude. Anachorèse, vie monacale: «oubli du monde et de tout hormis Dieu», note Pascal au cours de la fameuse nuit d’illumination du 23 novembre 1654. Pour les âmes soucieuses d’une existence plus authentique, point de tiédeur ni d’accommodement dans l’empire du péché.

Port-Royal est le phare du Grand Siècle. Ses hautes âmes ne se prosternèrent pas devant les dorures et la galerie des Glaces. La Rochefoucauld, Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, Pierre Nicole, La Fontaine, Racine, et Pascal, furent des « amis » de Port-Royal

Mais, au XVIe siècle, les protestants avaient entendu produire une réforme de l’Église avilie de leur temps en réaffirmant leur attachement à cette théologie et à cette anthropologie inspirées du grand évêque d’Hippone. Luther, avant de défroquer, avait été moine augustin. Aussi, pour se démarquer des hérétiques sécessionnistes, la Rome du concile de Trente (1542-1563), aiguillonnée par la Compagnie de Jésus, décida-t-elle, sans l’assumer toutefois complètement, de rompre les amarres avec la vision augustinienne de l’homme et du monde. Elle favorisa une théologie plus humaniste, plus compatible avec la nouvelle éthique qu’imposaient les bouleversements scientifico-techniques et la modernisation rapide de la société de l’époque. Le XVIIe siècle est en proie à une crise épistémologique qui fonde notre modernité, et une nouvelle vision de l’homme en individu.

Port-Royal, bastion ultime de l’augustinisme

Le phénomène ne fut pas sans heurter les catholiques les plus fidèles à la foi de leurs pères, provoquant un intense sursaut augustinien à travers toute l’Europe. Ainsi put-on voir dans le XVIIe siècle «le siècle de saint Augustin» (Jean Dagens). Le mouvement se fédéra autour d’un livre de l’évêque d’Ypres, Cornelius Jansen, l’Augustinus (1640). Ses adversaires eurent tôt fait de parler de «jansénisme», plutôt que d’augustinisme: pourfendre un des principaux docteurs de l’Église était plus délicat que la doctrine supposément déviante d’un prélat prématurément décédé. Le conflit eut sa résonance la plus vive en France, car c’est un Français, Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, ancien condisciple d’étude de Jansen à Louvain, qui veilla à l’impression et à la défense du livre, soutenu par une poignée de prêtres et de théologiens brillants regroupés autour du monastère de Port-Royal.

À cette date, la communauté est constituée par une abbaye de religieuses exemplaires, flambeau de la Contre-Réforme catholique, fermement et prudemment dirigées par la mère Angélique Arnauld et sa sœur Agnès. Depuis le milieu des années 1620 et la mort de François de Sales, la mère Angélique a pris pour directeur de conscience Saint-Cyran. Ce dernier place saint Augustin au cœur de la spiritualité des moniales et des «solitaires» qui vivent dans leur orbe, se consacrant à des travaux manuels, mais aussi, avec éclat, à une œuvre intellectuelle et pédagogique (les Petites Écoles), dont le brio, la modernité, la charité éblouissent leurs contemporains. Port-Royal est le phare du Grand Siècle. Ses hautes âmes ne se prosternèrent pas devant les dorures et la galerie des Glaces. La Rochefoucauld, Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, Pierre Nicole, La Fontaine, Racine, et Pascal, furent en revanche des «amis» de Port-Royal.

En plein essor de l’absolutisme, ils demeurent farouchement épris de «vérité» contre tous les masques, toutes les hypocrisies, toutes les contorsions qui valent faveurs et prébendes. Foyer exceptionnel de culture, Port-Royal a favorisé l’essor d’œuvres pénétrées du souci de l’Esprit. Bastion ultime peut-être de l’augustinisme, en porte-à-faux sans doute avec l’évolution théologique romaine de son temps: en continuant à professer une théologie désormais associée à la Réforme, et bien que sincèrement attachés à une ancienne tradition catholique longtemps acceptée comme orthodoxe, le groupe pouvait apparaître, aux yeux d’adversaires malveillants, irrité par ses succès, comme proche des luthériens et des calvinistes. Car Port-Royal n’a pas séduit que beaux esprits et grandes dames, mais inlassablement accueilli, soigné et protégé, des milliers de pauvres et de ces gens qui, dit-on, «ne sont rien».

Infléchir la dialectique des Pensées

La légitimation et la reconnaissance de Pascal par la papauté restent une question hautement sensible et délicate: elle engage, en effet, la conception même de la religion que le pape souhaite promouvoir.

La stratégie du pape François, pour réussir ce délicat exercice d’équilibre, est double. Pour commencer, l’auteur de la lettre s’emploie à rendre Pascal compatible avec le christianisme d’ouverture, moderne et raisonnable qu’il défend. À cette fin, il insiste sur la place de la raison dans l’apologétique pascalienne, quitte à oublier un peu le fidéisme du pari ou de telles diatribes violemment anti-humanistes des Pensées, qui dépeignent l’homme comme un misérable ver de terre, créature aveugle au cœur «creux et plein d’ordure», livrée frénétiquement à ses passions, incapable de vérité, abusée par les «puissances trompeuses» (imagination et coutume). Entre miseria et sublimitas, l’auteur de la lettre accorde nettement la prééminence au second terme, au risque d’infléchir la dialectique des Pensées. Or Pascal n’est pas de ces auteurs dont on peut se contenter d’une lecture partielle: le tronquer, c’est le trahir.

Le pape François s’emploie à rendre Pascal compatible avec le christianisme d’ouverture, moderne et raisonnable qu’il défend.

Second élément: pour dédouaner le croyant géomètre du soupçon de jansénisme, le pape François décide de séparer Pascal de Port-Royal. Il ne l’aurait que côtoyé, épisodiquement, sous l’influence de sa cadette, Jacqueline, devenue sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie à Port-Royal en 1652. Par cette distribution de l’égarement, la lettre confirme des propos pontificaux antérieurs d’une rare violence envers Port-Royal: le pape y discerne un repaire d’hérétiques orgueilleuses, symbole du catholicisme qu’il déteste, un catholicisme frileux, obsidional, crispé sur des formalismes et des traditions mortifères. Selon le pape, Pascal put, brièvement, de bonne foi séduit par Jacqueline, être touché par l’idéal d’authenticité porté par Port-Royal. Mais il s’en serait vite éloigné pour revenir à une obéissance docile et pleinement catholique.

Visées et luttes contemporaines de l’Église

Las, cet argumentaire ne saurait convaincre. Les liens étroits de Blaise avec sa sœur et ses amis port-royalistes sont attestés jusqu’à la fin de sa vie. Pascal est nourri de Saint-Cyran, lecteur attentif de saint Augustin et de l’Augustinus. Sans eux, point d’Abrégé de la vie de Jésus-Christ. Point de Pensées. Point de Discours sur la condition des grands. Point de Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Quant à Port-Royal, les conceptions que le pape en affiche relèvent d’une tradition jésuite obsolète au regard de trois siècles de travaux savants sur le groupe. On peut en dire ce que Pascal écrit de l’opinion de Galilée «touchant le mouvement de la terre»: un décret de Rome la condamnant ne prouvera pas néanmoins que la Terre demeure en repos et, le cas échéant, «tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner et ne s’empêcheraient pas de tourner avec elle» («18e provinciale»).

Nul lecteur de Pascal, fût-il catholique, laïc ou bouffeur de curé, ne saurait éprouver d’autre sentiment que de la joie devant l’attention pontificale accordée à l’auteur. Elle marque sa grandeur, sa nécessité renouvelée au fondement de l’interrogation métaphysique et du souci de la charité. Elle rappelle l’importance du Mystère au centre d’une œuvre que ce quatrième centenaire verse clairement au patrimoine mondial de l’humanité. Mais la lettre apostolique du 19 juin 2023 n’est pas un texte universitaire exprimant une vision de Pascal frappée au sceau d’une totale neutralité académique (rien de tel existe-t-il du reste?). C’est une lecture. Une lecture orientée selon les options théologiques et la sensibilité d’un pape jésuite. Une lecture désireuse d’indiquer un Orient.
On peut regretter que ce désir d’aube soit assombri par la reprise injuste d’une légende noire que Port-Royal ne justifie pas et qui ne trahit que des visées et des luttes contemporaines de l’Église. Quatre cents ans ont passé pour nous convaincre que Port-Royal n’était pas une citadelle obscurantiste, bas-fond d’un jansénisme hérétique et rance, mais le haut lieu d’une spiritualité et d’une conscience féminines rayonnantes dont le pape, précisément, se veut le fervent apologète. Lisons Pascal. Et que la science, aidant à dépasser des querelles dépassées, soit au service d’une alliance tardive, mais unique. Elle fera la grandeur de l’Église.

Commentaires

  • Sûr que Pascal avait lu Amoris laetitia, Fratelli tutti et Traditionis custodes avant d'écrire ses pensées...

  • C'est assez triste (sinon inquiétant) de constater qu'à chaque fois que le pape François publie un document, sa plume laisse deviner chez lui une pensée assez éloignée du "que votre oui soit oui et votre non, non" de l'Évangile. C'est pour le moins déroutant pour ne pas dire inquiétant.

  • Ce qui est étonnant c'est cet article a chargé contre le Pape François par 3 universitaires amis de " port royal" ...

  • Ce n'est pas forcément être "ami" de Port Royal au sens où l'on partagerait les orientations de cette abbaye disparue que d'étudier ce que fut ce mouvement dans un contexte de gallicanisme que nous avons du mal à comprendre aujourd'hui. Il faudrait étudier ce que fut le conflit opposant Port Royal à Louis XIV qui fut autant religieux que politique et voir dans quel état se trouvaient, à cette époque, nombre de couvents où la vie était plus mondaine que réellement pieuse.

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