De Bernard Dumont in Revue « Catholica », n° 148 (juin 2020) :
« La crise du coronavirus et, surtout, les réactions qu’elle a suscitées ont une grande valeur révélatrice. Il est incontestable que cette période aura constitué un moment important dans ce XXIe siècle déjà ouvert par le choc du 11 septembre 2001. Événement majeur annonçant l’accès à un gouvernement mondial, ou basculement dans le chaos achevant la décomposition postmoderne des sociétés ? Ou peut-être les deux à la fois ? Il est trop tôt pour trancher. Encore peut-on émettre quelques remarques et entrevoir la confirmation de certaines tendances qui ne manqueront pas de peser dans l’avenir. On ne nous en voudra pas de prendre pour appui principal le cas de la France, même si des faits comparables affectent la plus grande partie de la planète.
L’urgence et l’exception
L’expression « régime d’exception » se réfère immédiatement aux mesures de crise sortant de la légalité du temps ordinaire. Il serait plus approprié de parler de régime d’urgence, que les systèmes constitutionnels actuels prévoient tous sensiblement de la même manière, et pour lequel ils se sont d’ailleurs pour la plupart engagés à respecter des limites définies par un Pacte international[1]. Le pouvoir est alors concentré dans la direction de l’État (le pouvoir exécutif) et peut jouir de prérogatives spéciales, généralement après y avoir été autorisé par les représentants élus du peuple réputé souverain, avant de devoir rendre des comptes sur ses actions au terme d’une période courte mais renouvelable.
Ainsi le recours à l’exception ne constitue pas en lui-même une forme choquante de violation des règles, encore moins une surprise, puisque la possibilité d’y recourir est prévue dans les textes et supposée connue de tous. Dans le principe, les contraintes sont régulières du point de vue formel, puisque l’urgence peut fonder la limitation des libertés habituellement reconnues en raison des risques, d’ordre sanitaire dans le cas concret. Autre est l’appréciation susceptible d’être portée sur le choix de telle et telle mesure, sur leur extension, leur proportion, leur généralisation abusive et la possibilité entrevue de leur maintien ultérieur lorsqu’il sera estimé que ces conditions d’urgence auront disparu [2]. Cela sans omettre le caractère discutable de certaines dispositions pratiques et de la manière brutale et simplificatrice de les mettre en œuvre. Il s’agit là d’un problème de décision d’opportunité plus que d’une question de non-conformité aux normes du régime constitutionnel, censées connues et consenties de tous.
Le maintien sans nécessité obvie de certaines dispositions contraignantes au-delà de l’urgence est donc un vrai sujet de préoccupation : on se trouverait alors en présence d’une violation délibérée avec intention d’imposer un fait accompli, un changement de régime ne disant pas son nom, exécuté parallèlement au respect des règles formelles, nécessairement, dans un tel cas, avec la complicité de beaucoup d’acteurs théoriquement indépendants les uns des autres (juges, majorité parlementaire, autorités administratives, médias et instances supranationales). Le cas n’est certes pas inédit[3] et reste possible, même si les gouvernements devront répondre de leurs choix devant les partis de leurs propres majorités, eux-mêmes dépendants d’électeurs fortement perturbés. Cela du moins tant que la formalité « démocratique » demeurera intouchée.