De Dom Giulio Meiattini sur le site de la revue Catholica :
Église en sortie, sortie de l’Église ?
Dom Giulio Meiattini, osb, est moine de l’abbaye Madonna della Scala, située à Noci, près de Bari. Il est également professeur de théologie fondamentale à l’Athénée pontifical Saint-Anselme (Rome) ainsi qu’à la Faculté théologique des Pouilles (Molfetta). Il s’est notamment intéressé à l’apport spirituel d’un jésuite et prêtre-ouvrier belge néerlandophone, auquel il a consacré un petit ouvrage intitulé Evangelizzare con l’amicizia. Mistica e missione in Egied van Broeckhoven. Il était donc bien placé pour répondre aux questions que nous lui avons posées, concernant la dérive constatée toujours plus dans l’Église touchant sa mission fondamentale de faire connaître et aimer le Christ Jésus, qui tend aujourd’hui à se réduire à la recherche de « l’amitié » avec le monde hostile contemporain, en mettant sous le boisseau « l’évangélisation ».
Catholica – Dans une étude sur la relation entre modernité et sécularisation à l’époque victorienne, un universitaire angevin, Jean-Michel Yvard, reprend la thèse de Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde[1], celle d’une « religion de la sortie de la religion », concrètement, d’une récupération laïque du christianisme, spécialement dans les œuvres de charité.
Dom Giulio Meiattini – La thèse de Marcel Gauchet sur le christianisme comme « religion de la sortie de la religion » n’est pas entièrement nouvelle. Le philosophe marxiste Ernst Bloch, comme le suggère explicitement le titre d’un de ses livres – Atheismus im Christentum, 1968[2] –, avait déjà considéré la révélation biblique, et en particulier l’Incarnation, comme le début d’un mouvement visant à vider le Ciel au profit de la terre des hommes. L’identification johannique de Jésus au Père – « le Père et moi, nous sommes un » – représenterait, selon lui, un tournant dans la vision religieuse du monde : Dieu se faisant homme, l’homme devient Dieu. Ainsi, les attributs divins sont déplacés au sein de l’anthropologie, et au lieu d’une religion du Père, c’est une religion du Fils (comme Freud l’avait déjà suggéré) qui commence, centrée sur l’être humain, sur le « fils de l’homme » amené à sa plénitude. Tel serait, pour Bloch, le germe athée inhérent à la révélation chrétienne, ainsi qu’à une certaine mystique de l’essence (par exemple la mystique de Maître Eckhart) qui tend à faire coïncider le fond de l’âme avec l’essence divine, et vice versa. Il pouvait ainsi prétendre que la transformation de la théologie en anthropologie par Feuerbach n’était rien d’autre que la vérité de la religion de l’Incarnation. Le marxisme athée de Bloch se voulait ainsi, après tout, non pas comme un simple rejet de la foi chrétienne, mais comme une récupération herméneutique radicale de celle-ci afin de la dépasser de l’intérieur.
Nous trouvons une lecture très similaire chez un autre penseur français, plus récent, Jean-Luc Nancy. Dans son ouvrage Déconstruction du christianisme (Galilée, 2005), il soutient que le monde moderne – avec ses conséquences non seulement athées, mais aussi nihilistes – n’est pas une déviation du christianisme, mais le christianisme poussé dans ses ultimes conséquences. Pour ce philosophe (décédé en 2021), le christianisme est le mouvement même de sa dissolution en tant que religion, car son principe le plus profond est précisément le geste d’une pure et simple « déclosion » en tant que telle – l’Incarnation comme extraversion de Dieu –, une ouverture indéfinie et absolue. Le rapport du christianisme à lui-même serait donc celui d’une sortie indéfinie de soi. Nancy cite explicitement Gauchet, se déclarant en plein accord avec la thèse de base du désenchantement du monde.
Je voudrais rappeler ici une autre œuvre, cette fois d’un célèbre penseur italien. Il s’agit du livre Credere di credere (Garzanti, Milan, 1996), de Gianni Vattimo, le représentant le plus connu de la « pensée faible ». De la même manière que les auteurs déjà mentionnés, il part de la centralité de la caritas dans l’identité chrétienne et de sa manifestation à travers l’acte kénotique du don de soi divin, l’évidement de soi de Dieu par amour. Le Deus-caritas accomplit le suprême des renoncements, le renoncement à soi au nom de soi. Ce n’est pas l’homme qui proclame et détermine la « mort de Dieu », mais c’est Dieu lui-même qui, comme amour, meurt pour transformer l’homme de serviteur en ami, en égal de lui-même. Une fois encore, nous avons une herméneutique du christianisme comme une sortie de soi. La religion de l’amour kénotique se réalise paradoxalement dans son affaiblissement maximal, jusqu’à l’extinction du renoncement à toutes les vérités et identités dogmatiques et institutionnelles propres. Le christianisme s’évapore.