Le projet de modifier la Constitution française pour y inclure l'accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) a cependant pour effet direct de menacer la liberté de conscience du personnel médical et de restreindre la liberté d’expression. Les sénateurs doivent être avertis de cette menace bien réelle.
Tribune parue initialement sur Le Figaro Vox le 31 janvier 2023.
La proposition menace la liberté de conscience
À deux reprises déjà, en 2018 et 2020, des députés et sénateurs écologistes et socialistes ont entrepris de supprimer la clause de conscience à l’IVG. D’après l’exposé des motifs de la proposition de loi de 2020, il s’agissait pour eux, en la faisant disparaître « de pallier la stigmatisation [des femmes] et les difficultés d’accès à l’IVG engendrées par cette […] clause de conscience ». Ces tentatives se sont heurtées à l’opposition des syndicats de gynécologues et obstétriciens, ainsi que celle du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) qui a estimé, dans son avis du 8 décembre 2020, que « la clause de conscience spécifique souligne la singularité de l’acte médical que représente l’IVG » et devrait être maintenue, tant pour des raisons éthiques que pratiques. Ces deux tentatives furent ainsi repoussées par le législateur.
Cette fois, c’est d’une façon indirecte et beaucoup plus discrète, mais tout aussi dangereuse, que la proposition de révision constitutionnelle menace la liberté de conscience. En effet, en engageant l’État à garantir « l’effectivité » de l’accès à l’IVG, elle fait obligation au législateur et à l’administration de supprimer les obstacles faisant entrave à l’IVG. Or, l’objection de conscience est présentée, par les promoteurs de l’avortement, comme le principal de ces obstacles en France.
Une fois reconnu le droit constitutionnel à l’accès effectif à l’IVG, que deviendrait la clause de conscience qui n’a qu’une valeur légale ? Il deviendrait possible de justifier sa suppression au nom de l’objectif constitutionnel d’effectivité de l’accès à l’avortement. Cela pourrait être réalisé par le Parlement, par l’abrogation de la clause, ou par une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) adressée au Conseil constitutionnel à l’occasion d’une affaire introduite contre un médecin objecteur.
Certes, la garantie de la clause de conscience était une condition essentielle à la dépénalisation de l’IVG, et le Conseil constitutionnel a reconnu la valeur constitutionnelle de « la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une interruption de grossesse » dans sa décision de janvier 1975. Mais si le droit à l’accès effectif à l’avortement est inscrit dans la Constitution, le Conseil constitutionnel pourra être amené à le mettre en balance avec la liberté de conscience. Il pourrait alors considérer que celle-ci est suffisamment garantie par le droit déontologique reconnu à tout médecin, sage-femme et infirmier « de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles », « hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité », ou par la faculté de changer de profession ou de spécialité. De fait, aucun médecin, sage-femme ou infirmier ne serait matériellement obligé de pratiquer ou de prescrire une IVG, mais, in fine, son objection serait au prix de sa démission, ou du choix d’une autre profession.
Le régime de ces professionnels de santé serait abaissé et aligné sur celui des pharmaciens qui, bien que délivrant les pilules pour les IVG médicamenteuses, ne disposent pas de clause de conscience. La suppression de la clause permettrait de conditionner l’accès à tout ou partie des professions médicales à l’acceptation de pratiquer l’IVG chirurgicale ou médicamenteuse, et justifierait le licenciement d’objecteurs, comme tel est déjà le cas des pharmaciens. La justice française a en effet déjà validé le licenciement de pharmaciens objecteurs (Cour d’Appel de Paris, 18 septembre 2018). Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle a jugé que la discrimination à l’embauche d’une sage-femme en raison de son refus de pratiquer l’IVG ne viole pas sa liberté de conscience (affaires Grimmark et Steén contre la Suède, 12 mars 2020).
Concernant le droit déontologique au refus de soin des médecins, sages-femmes et infirmiers, il ne serait probablement pas plus efficace que celui des pharmaciens de « refuser de dispenser un médicament » garanti à l’article R. 4235-61 du code de la santé publique. Plus généralement, si la clause de conscience légale est supprimée, on ne voit pas pourquoi la clause déontologique serait respectée. Ce droit déontologique constitue moins un droit qu’une exception à une obligation de soins, car il n’est possible qu’en présence « d’une exigence personnelle ou professionnelle essentielle et déterminante de la qualité, de la sécurité ou de l’efficacité des soins » (article L.1110-3 du code de la santé publique). À défaut, le praticien peut être condamné pour « discrimination dans l’accès à la prévention ou aux soins ». Les objecteurs devraient donc se justifier au cas par cas et s’exposer à des poursuites disciplinaires et judiciaires dont les modalités ont d’ailleurs déjà été facilitées par la loi du 26 janvier 2016. Autant dire que les praticiens objecteurs risqueraient fort d’être harcelés. Ce n’est donc pas un danger fictif.
Aujourd’hui, en droit, l’avortement reste une exception et le respect de la vie le principe. Cela apparaît clairement dans l’énoncé de l’article 16 du Code civil, selon lequel « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie. » Le rappel de ce principe introduit le livre du Code de la santé publique consacré à l’IVG (articles L. 2211-1 à L. 2223-2).
Si l’avortement est institué droit constitutionnel, alors l’ensemble du droit relatif à l’IVG et à la vie prénatale devra être réorganisé autour de ce principe. D’exception, l’IVG deviendrait principe, tandis que le principe de la liberté de conscience, à l’inverse, deviendrait, au mieux, une exception. Le CCNE ne semble pas dire autre chose lorsqu’il écrit en 2020 : « il peut être difficile de la supprimer [la clause de conscience spécifique] tant que n’est pas reconnu un droit à l’avortement. »
Cette réorganisation autour du droit constitutionnel à l’IVG affecterait d’autres dispositions législatives essentielles, notamment l’article 16 du Code civil qui entrerait en contradiction avec la Constitution. Elle affecterait aussi d’autres libertés, en particulier la liberté d’expression.
La proposition menace la liberté d’expression
Déjà en 2014, le législateur a étendu le délit d’entrave à l’IVG afin de lutter contre les sites internet et militants pro-vie accusés d’exercer des pressions sur les femmes enceintes en détresse. Depuis, les personnes qui tentent « d’empêcher de pratiquer » une IVG, notamment « en exerçant des pressions morales et psychologiques » sont passibles de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende (art. L. 2223-2 du code de la santé publique).
La proposition de révision constitutionnelle restreindrait davantage la liberté d’expression, car « consacrer » l’IVG dans la Constitution en fait une valeur, un « dogme » qui la place au-dessus du doute et de la discussion démocratique. Critiquer l’avortement reviendrait alors à s’opposer à une valeur de la République. La liberté d’expression et de débat politique s’en trouverait considérablement réduite. Or l’avortement ne doit pas rester un sujet tabou.
Ce projet de révision constitutionnelle n’est pas défensif, mais offensif
Le paradoxe de cette initiative parlementaire est que l’accès à l’IVG n’est pas, et n’a jamais été menacé en France depuis la loi Veil. Certes, il y aurait, dit-on, un nombre croissant d’objecteurs de conscience. Mais la raréfaction des gynécologues et obstétriciens acceptant de pratiquer l’IVG a été largement compensée par la diffusion de l’IVG médicamenteuse, qui représente 70 % des IVG en 2019 (selon la DRESS) et qui peut être prescrite par tout médecin ou sage-femme libérale, même en télémédecine, et par l’autorisation accordée aux sages-femmes de réaliser des IVG chirurgicales. Plus encore, l’augmentation du tarif de l’IVG depuis 2022 a rendu cette pratique attractive financièrement. Ainsi, aucune femme en France n’est empêchée d’avorter, et l’accès à l’IVG n’y est aucunement menacé. Pour preuve, le nombre d’IVG n’a jamais été aussi élevé en France, puisqu’il atteint 223 000 en 2021, à la différence de nos voisins européens où il est inférieur de moitié et continue à diminuer.
Quant à la menace d’une suppression de l’IVG par une hypothétique majorité parlementaire hostile à l’IVG, elle est déjà neutralisée par la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 qui fait découler l’IVG du principe constitutionnel de liberté individuelle.
Dès lors, il apparaît que l’objectif de ce projet de révision constitutionnelle n’est pas défensif, mais offensif. Son but n’est pas tant de protéger l’IVG que de l’émanciper de son statut d’exception au respect de la vie pour en faire un droit en soi, un principe organisateur. Cela aurait non seulement une puissance symbolique considérable, mais aussi des conséquences dévastatrices pour les droits et libertés fondés sur le principe antérieur du respect de la vie humaine, en particulier sur les libertés de conscience et d’expression.
Même Simone Veil se retournerait dans sa tombe, elle qui déclarait devant l’Assemblée : « Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue », précisant, à propos de sa loi, « que si elle n’interdit plus, elle ne crée aucun droit à l’avortement ». Quant à la clause de conscience, elle assurait qu’« il va de soi qu’aucun médecin ou auxiliaire médical ne sera jamais tenu d’y participer ».
Puisse le Sénat ne pas la faire mentir.
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Signataires :
Grégor Puppinck, docteur en droit et Directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), initiateur de la tribune ; Pierre Delvolvé, membre de l'Institut ; Guillaume Drago, professeur agrégé des facultés de droit, président de l'Institut Famille & République ; Clotilde Brunetti, professeur émérite de droit ; Stéphane Caporal-Greco, professeur de droit public ; Joel Hautebert, professeur des universités ; Jean Christophe Galloux, professeur agrégé des facultés de droit ; Jean-Pierre Gridel, agrégé des facultés de droit ; Jean-Michel Lemoyne de Forges, agrégé des facultés de droit ; Béatrice Libori, maître de conférences en droit public ; Gérard Mémeteau, professeur émérite de droit ; Marie-Thérèse Avon-Soletti, maître de conférences honoraire ; Tanguy Barthouil, avocat au barreau d'Avignon ; Nicolas Bauer, Doctorant en droit, chercheur à l'ECLJ ; Françoise Besson, avocat à la Cour ; Christophe Bourdel, avocat au barreau de Paris ; Cyrille Callies, juriste ; Cécile Derains, avocat à la Cour ; Jean Dupont-Cariot, notaire ; Claire de La Hougue, docteur en droit ; Benoît de Lapasse, avocat au barreau de Paris ; Loïc Lerate, avocat au barreau de Paris ; Bertrand Lionel-Marie, avocat au barreau de Paris ; Delphine Loiseau, avocat au barreau de Paris ; Philippe Marion, avocat au barreau de Paris ; Claude de Martel, président de JPE ; Santiago Muzio de Place, avocat au barreau de Lyon ; Jean Paillot, avocat au barreau de Strasbourg ; Vincent Puech, avocat au barreau d'Avignon ; Yohann Rimokh, avocat au barreau de Bruxelles ; Olivia Sarton, juriste ; Benoît Sevillia, avocat au barreau de Paris ; Geoffroy de Vries, avocat au barreau de Paris.