Des propos recueillis par Arthur Parzysz sur le site de la RTBF :
GUERRE EN UKRAINE
Philo : "C’est face au sentiment de déchéance de la puissance soviétique que réagit Poutine"
12 mars 2022
Comment penser l’Europe en temps de guerre ? Comment cette utopie, née du second conflit mondial, réagit-elle face aux actions d’une puissance russe frustrée ? Tous les deux réunis au Théâtre du Vaudeville dans le cadre des "Matins Philos" le philosophe Pascal Chabot et l’ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne Christophe de La Rochefordière éclairent le conflit en Ukraine de leurs lumières philosophiques. Interview croisée, en sortie de scène.
Les citations de Hannah Arendt "Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible" et "une crise rend caduque tous les schémas de pensée" raisonnent avec cette actualité. Dans ce contexte de guerre, c’est aussi à une transformation complète de nos cadres habituels de pensée qu’on assiste .
Christophe de La Rochefordière : La question de savoir si c’est une transformation complète reste à voir. Certains cadres de pensée vont rester, voire être renforcés. C’est le cas de la construction d’une alliance comme l’OTAN, par exemple. Macron avait dit qu’elle était en état de mort cérébrale, on voit bien que ce n’est pas le cas. Dans ce conflit, elle se coordonne et parle d’une seule voix, que ce soit sur le refus d’intervenir face à la terreur nucléaire ou sur la question de zone d’exclusion aérienne, réclamée par le Président Zelensky. Ce que dit Hannah Arendt, c’est que dans une crise, il faut tout remettre à plat. Si l’on continue de réfléchir à partir des cadres habituels, on risque de passer à côté de l’essentiel. On l’a vu avec Nord-Stream II. On a réagi à la suite de la realpolitik pratiquée auparavant, qui consistait à acheter du gaz russe alors que c’était une dictature. À ce niveau-là, je crois qu’il y aura des réajustements très radicaux. Et pas seulement au niveau économique, sur le plan militaire aussi. Les Allemands, par exemple, sont en train de réinvestir dans leur armée et ils ont créé un fonds spécial pour ça. On voit que les choses bougent assez vite. Mais ça ne veut pas dire que les anciens cadres sont complètement caducs pour autant.
Pascal Chabot : Ordinairement, on distribue les événements de notre vie entre ce qui est probable et improbable. Quand elle dit que "les hommes normaux ne savent pas que tout est possible", Hannah Arendt signale que l’invraisemblable peut parfois se réaliser. Ce sont alors nos cadres mentaux qui sont remis en cause, nos habitudes de pensée qui vacillent et doivent se réinventer. Au niveau européen, ce qui change comme cadre mental avec cette guerre, c’est d’abord notre rapport à la paix, considérée comme un acquis. Voyant la guerre à nos portes, la puissance n’est plus un tabou et la force a été réinvoquée. Plus fondamentalement, on assiste à un retour du tragique, ce à quoi nous n’étions pas spécialement préparés. Mais le malheur avec ce tragique, c’est qu’on réapprend très vite à le voir…
Face à quelqu’un comme Poutine, on n’a jamais d’autre choix que de tout essayer jusqu’à la dernière minute de matière diplomatique.
Récemment, le chef d’état-major de l’armée française, Thierry Burkhard a expliqué qu’il y avait eu des divergences d’analyse entre France et les États-Unis sur les risques d’attaque russe. L’Europe a-t-elle été aveugle ?
PC : La raison en est d’abord que la voie première est toujours la voie diplomatique. C’est là que l’Europe excelle. Il peut toutefois y avoir des phénomènes d’aveuglement, ou du moins de relativisation. Ces phénomènes traduisent un désir de ne pas croire ni réfléchir à des risques avant qu’ils ne surviennent. Ceci peut s’expliquer. Un des biais habituels est d’espérer que le pire ne se réalise pas, ce qui pousse à le minimiser. Un autre est de supposer la rationalité des acteurs impliqués, ce qui conduit à moins examiner les scénarios irrationnels, voire suicidaires. Or ici, c’est le pire et l’irrationnel qui prévalent.