Une interview de Pascal Boniface parue dans Le Nouvel Economiste, publiée sur le site de l'IRIS :
« C’est l’autonomie stratégique européenne qui est en état de mort cérébrale »
Vous revendiquez dans vos analyses un point de vue “non occidentaliste”. Que cela signifie-t-il ?
C’est en effet ma démarche, sachant que l’Iris n’a pas de point de vue officiel, chacun des chercheurs de l’Institut ayant carte blanche pour développer comme il l’entend ses propres travaux. Pour ma part, je ne veux pas me résumer au fait d’être occidental et interpréter les évolutions du monde à partir de ce seul point de vue. Il est essentiel de réaliser que les Occidentaux n’ont plus le monopole de la pensée et de la puissance, et qu’ils ne peuvent plus dicter l’agenda au reste du monde. Partant, il est important de prendre en compte les opinions non-occidentales – pas forcément, comme le disent certains, pour les accepter ou être dans la culpabilité et la repentance, même s’il vaut mieux avoir conscience que lorsque l’on met en avant nos valeurs universelles, le reste du monde nous reproche de les appliquer avec géométrie variable. Ma conviction est que les Occidentaux ne doivent pas diriger le monde et qu’ils doivent prendre le monde dans sa diversité, tout simplement par réalisme. Car chercher à imposer son point de vue par la force – comme on l’a fait en Irak, en Libye et même au Mali – conduit à l’échec.
L’Occident a dominé le monde pendant cinq siècles à partir du XVe siècle et il a pris l’habitude de confondre communauté occidentale et communauté internationale. On le voit bien avec les sanctions prises à l’encontre de la Russie. On dit que ce sont des sanctions “internationales” et non ce sont des sanctions “occidentales”. Aucun pays africain, latino-américain ou asiatique, à part nos alliés traditionnels – Corée du sud, Taïwan, Japon, Nouvelle-Zélande, Australie –, n’ont pris des sanctions. Beaucoup trop de responsables, intellectuels ou journalistes ne pensent que d’un point de vue occidental sans prendre en compte le reste du monde. D’où une pensée hémiplégique, non globale. Il importe de prendre en considération le point de vue des autres pour mieux les comprendre ce qui permet, j’en suis persuadé, de mieux défendre nos propres intérêts, loin de la vision erronée du choc des civilisations. Le grand danger est de se retrouver un jour prochain avec un Occident faisant face au reste du monde. Or la guerre en Ukraine pourrait accélérer ce processus, comme on l’a vu plus haut avec le refus d’un grand nombre de pays du monde non occidental de suivre aveuglément l’Occident dans sa politique de sanctions. Ceci marque de leur part, au-delà des cas particuliers, une volonté d’affirmation de leurs propres intérêts. Qui plus est, ces pays gardent en mémoire que les Occidentaux ont aussi recouru à la guerre sans avoir à subir de sanctions, contrairement à la Russie. Ainsi lorsque les États-Unis ont recouru à la guerre contre l’Irak, ils ont commis une violation du droit international aussi grave que la Russie et à l’époque. Et non seulement ils n’ont pas été sanctionnés, mais c’est eux qui voulaient sanctionner les pays qui n’étaient pas d’accord avec eux.
La géopolitique a été prise en défaut de mauvaise anticipation de l’attaque russe en Ukraine. Quelles leçons en tirez-vous pour les experts ?
Nous avons eu tort de penser que Vladimir Poutine ne ferait pas la guerre, mais nous avions raison de penser que ce n’était pas son intérêt de la faire. Celui qui a fait une mauvaise évaluation du rapport de forces, c’est Poutine, puisqu’il pensait gagner la guerre facilement ! La surprise stratégique est que contrairement à ce qu’il a fait depuis son arrivée au pouvoir en 1999, il n’a pas agi cette fois-ci pour promouvoir l’intérêt national russe, puisque la Russie sortira plus faible de la guerre qu’elle n’y est rentrée.