Du Figaro Vox (Alexis Feertchak) - lefigaro.fr - :
Jean-Pierre Dupuy : « Le drame de notre époque, c'est que nous nions le religieux »
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Auteur d'un essai publié juste après le 11 septembre 2001 sur la question du mal, le philosophe Jean-Pierre Dupuy a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Il y explore notamment l'incompréhension occidentale face au djihadisme.
Jean-Pierre Dupuy est un philosophe français, connu pour sa théorie du «catastrophisme éclairé». Ancien élève et professeur émérite de Philosophie sociale et politique à l'École Polytechnique, il est aujourd'hui professeur à l'Université Stanford en Californie. Membre de l'Académie des Technologies, il est président de la Commission d'Éthique et de Déontologie de l'Institut français de Radioprotection et de Sécurité Nucléaire. Il a notamment publié: Pour un catastrophisme éclairé(Seuil, 2002); Avions-nous oublié le mal? Penser la politique après le 11 septembre (Bayard, 2002); La Marque du sacré (Carnets Nord, 2009; Flammarion, coll. Champs, 2010; prix Roger Caillois de l'essai) ; L'Avenir de l'économie. Sortir de l'économystification (Flammarion, 2012) et dernièrement La Jalousie. Une géométrie du désir (Seuil, 2016).
FIGAROVOX. - Scientifique à l'origine, passé par l'économie, vous vous êtes tourné progressivement vers la philosophie. Depuis une vingtaine d'années, vous analysez les grandes «catastrophes» du monde contemporain. En 2002, vous publiiez un an après les attentats du World Trade Center un livre intitulé Avions-nous oublié le mal? Penser la politique après le 11 septembre. Vous y émettez notamment une critique du rationalisme occidental en expliquant que l'on confond «cause» et «raison». Qu'entendez-vous par là? Avons-nous encore et toujours oublié le mal?
Le mal que nous avons oublié n'est pas celui du jugement moral, mais le mal comme principe d'explication des phénomènes. Le premier prolifère et il est le principal ingrédient de ce que le grand François Tricaud, traducteur de Hobbes et auteur d'un livre magistral, appelait l'«agression éthique» (1). Souvenons-nous de Saddam Hussein et de George W. Bush se vouant mutuellement aux gémonies.
Le modèle individualiste et rationaliste qui domine aujourd'hui les sciences humaines et, au-delà, le sens commun, nous pousse à rendre raison des actions d'autrui mais aussi de nos propres actions, en en cherchant les causes et en tenant ces causes pour des raisons. Si Jean a fait x, c'est qu'il désirait obtenir y et qu'il croyait qu'il obtiendrait y en faisant x. Toute action, même la plus apparemment insensée, apparaît dotée d'une rationalité minimale si on la conçoit comme mue par des désirs et des croyances. Il suffit de trouver les bons désirs et les bonnes croyances, celles qui permettent de reconstituer le puzzle. Et l'on a vu des hommes raisonnables prêter à d'autres êtres humains les croyances les plus invraisemblables (des croyances qu'eux-mêmes seraient incapables de former), faisant mine de croire en leur réalité en les affublant du label de «religieux»! Pour sauvegarder le schéma explicatif qui assimile les raisons et les causes de l'action, ces rationalistes vont, dans le cas d'une action insensée, croire que les acteurs croient de façon insensée. Quelle pauvreté d'analyse et quel manque d'imagination! Comme si des croyances religieuses pouvaient avoir la force suffisante pour causer de tels actes! Souvenons-nous des analyses brillantes de Sartre dans le chapitre de L'Être et le néant consacré à la «mauvaise foi». On y lit: «La croyance est un être qui se met en question dans son propre être, qui ne peut se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se manifester à soi qu'en se niant: c'est un être pour qui être, c'est paraître, et paraître, c'est se nier. Croire, c'est ne pas croire». Ou encore: «Croire, c'est savoir qu'on croit et savoir qu'on croit, c'est ne plus croire. Ainsi croire c'est ne plus croire, parce que cela n'est que croire» (2).
S'il y a de l'horreur ou de la démence dans un acte, toute la détestation qu'il inspire se portera sur les croyances et les désirs qu'on lui impute comme causes, mais l'acte lui-même se trouvera justifié par ces mêmes causes devenues raisons. L'universalité du jugement pratique se paie de l'attribution à autrui d'attitudes ou d'états mentaux qui n'appartiennent qu'à lui et dont la singularité et le caractère privé vont dans certains cas jusqu'à faire de lui l'étranger absolu.