C'est le très bon blog "le soupirail et les vitraux" qui a sélectionné cet extrait fort pertinent :
« Pourquoi une droite soucieuse de donner à l’économie capitaliste son extension maximale aurait-elle combattu un mouvement qui était favorable à ses vues ? Toute son habilité a été de ne pas y collaborer trop ouvertement, pour laisser la gauche croire qu’elle lui causait grand tort [...]. L’économie capitaliste, au début des années 1970, devait pour trouver un nouveau souffle faire augmenter la consommation. Le recyclage des slogans contestataires y servit : le marché se proposa de combler les désirs qui s’étaient exprimés dans la rue sans trouver de débouchés politiques. L’abandon de l’éducation traditionnelle, le démantèlement de l’école « bourgeoise », la fin des humanités, l’enfant constructeur de ses savoirs, étaient exactement ce qui convenait pour pérenniser la poussée consumériste. [...] Or, le véritable obstacle à l’hégémonie du marché, ce qui limite son emprise sans partage, c’est le désintérêt, c’est-à-dire l’intérêt pour autre chose que ce que le marché offre à la convoitise. [...] A cet égard, la culture classique représentait le plus sûr obstacle à un règne sans limite de la marchandise. [...] C’est pourquoi les détenteurs du capital ont accueilli favorablement les réformes qui pouvaient contribuer à sa marginalisation, et ont su mobiliser les masses pour parvenir à ce but, en les persuadant que la culture, c’était l’ennui et l’oppression, et en la remplaçant par l’industrie du divertissement, de l’entertainment.
Les thèses de l’enfant-citoyen et les méthodes préconisées par les sciences de l’éducation disposent on ne peut mieux à la consommation. Partir de l’enfant, de ses préoccupations, de ses désirs : une telle revendication libertaire installe un rapport e perpétuelle soumission aux pulsions – « l’impulsion du seul appétit est esclavage » disait Rousseau. Or, les pulsions, c’est précisément ce que le marché sollicite par la publicité, et prétend satisfaire par ses produits : l’homme pulsionnel promu par les nouveaux pédagogues favorise le règne de la marchandise. Un exemple, entre mille, de la merveilleuse harmonie entre l’éducation telle qu’elle est préconisée et mise en œuvre, et l’insertion dans le monde marchand : la multiplication des exercices « à trous », des questionnaires à choix multiples où il faut cocher des cases, cliquer sur oui ou non, laissant seulement des manques à combler, des « arbitrages » à effectuer, comme tout consommateur averti doit savoir les réaliser. Le modèle de liberté ainsi promu est le choix entre différentes marques, ces marques qui, dans le désert symbolique propagé par une éducation récusant toute hiérarchie des valeurs parce que celle-ci serait infondée, s’imposent comme les seuls repères disponibles. Au point que les velléités d’opposition à l’ordre établi en passent, chez les jeunes – et pas seulement chez eux -, par des préférences de consommation et l’adoption de certaines marques, les attitudes rebelles nourrissant une industrie des signes de la rébellion et s’épuisant en elle ».
Olivier REY, Une folle Solitude, Le fantasme de l’homme auto-construit, "Le triomphe consumériste", Seuil, 2006, p. 271-273.