Rémi Brague : « Aucune rupture de fond avec Benoît XVI » (source : Liberté Politique)
Dans Le Monde du 25 septembre, l’académicien Rémi Brague réagit aux interprétations dialectiques des propos du pape François dans l’entretien qu’il a accordé aux revues jésuites : non le pape François ne rompt pas avec ses prédécesseurs, en particulier Benoît XVI et Jean Paul II. Le philosophe revient notamment sur un supposé renversement des priorités dans le dialogue avec le monde : le kérigme avant la morale — une interprétation aussi erronée de la pensée du Pape François que des papes qui l'ont précédé...
« L'entretien accordé le 19 septembre par le pape François révèle une personne concrète, avec son histoire, sa sensibilité, ses goûts littéraires ou musicaux. On a envie de dire que ce qui nous intéresse n'est pas sa petite personne ou sa grand-mère, mais sa fonction. Certes, mais cet aspect personnel est capital si l'on veut comprendre ce qu'est l'Eglise. Elle n'est ni une multinationale avec un PDG et des stratégies de vente ni un parti avec un numéro un et une ligne à défendre. L'Eglise est personnelle. C'est le démon qui est légion (Marc, 5, 9) et sans visage. L'Eglise se fonde sur le témoignage des apôtres autour de Pierre et sur l'expérience de Paul. Elle trouve son origine dans la résurrection d'une personne datée et localisée, le juif palestinien Jésus de Nazareth.
Je suis frappé par la présence partout dans l'entretien de ce que le pape Benoît appelait, pour la souhaiter, une "herméneutique de la continuité". Au-delà d'évidentes différences de tempérament et de style, il n'y a aucune rupture de fond entre François et son prédécesseur. Le discours de ce dernier devant l'épiscopat allemand (discours de Fribourg, le 25 septembre 2011) peut se lire comme un programme que François applique avec prudence et méthode.
Cette continuité concerne deux papes, mais elle est avant tout un trait fondamental du développement humain : "l'homme de culture" doit "être inséré dans le contexte dans lequel il travaille", "il n'y a pas d'identité pleine et entière sans appartenance à un peuple", chaque personne, issue d'une histoire, a un devoir de fécondité. Etant une personne, l'Eglise doit croître comme une personne, qui change dans la continuité de son histoire. François le rappelle avec une phrase de Vincent de Lérins (Ve siècle), qu'il faudrait d'ailleurs citer avec son contexte. La croissance n'a de sens que si elle concerne un seul et même être vivant qui récapitule à chaque étape la totalité de son passé en faisant mémoire et en se projetant vers l'avenir : "La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d'ouvrir de nouveaux espaces."