
A l'occasion du 20ème anniversaire de sa mort (le 19 janvier 2001), nous republions cet article que nous avions mis en ligne en 2013.
« Fils d’un libre-penseur, Gustave Thibon (1903-2001) fut l’un des rares penseurs libres de cette fin du XXe siècle. On le disait philosophe, il préférait les poètes. Adepte de l’école buissonnière, autodidacte polyglotte, cet Ardéchois enraciné dans le catholicisme recueillit pendant l’Occupation une jeune universitaire juive et rebelle du nom de Simone Weil. Conférencier plébiscité et auteur d’une vingtaine d’ouvrages traduits et constamment réédités, il recevait Famille Chrétienne chez lui, à Saint-Marcel-d’Ardèche, la veille de son 90e anniversaire, en 1993. Inoubliable rencontre. :
« Quel est, pour vous, le comble de la misère ?
Ne plus aimer, ne plus être aimé.
Où aimeriez-vous vivre ?
Là où je suis.
« C’est d’âme qu’il faut changer, pas de lieu », disait Sénèque.
Votre idéal de bonheur terrestre ?
Savoir tout accueillir sans rien retenir.
Pour quelles fautes avez-vous le plus d’indulgence ?
Celles commises par amour, même si on se trompe sur le niveau et la qualité de cet amour. L’amour humain peut être sacré ou profané, il n’est jamais totalement profane.
Quel est votre personnage historique favori ?
Marc Aurèle. « Veux-tu mépriser une chose : résous-là en ses éléments », écrivait-il. Le beau, c’est la totalité ; le mal émiette. Le diable se définit dans la mythologie orientale comme un « mangeur de morceaux ». La plus belle femme du monde coupée en morceaux perd beaucoup de sa beauté⦠Ce qui me blesse aujourd’hui dans notre époque, c’est justement l’émiettement. La multiplication des seuls, dont parle Valéry.
Votre saint préféré ?
Saint Jean de la Croix. Le Docteur de la nuit, le plus extrémiste de tous les saints, avec qui Nietzsche se serait très bien entendu. Je suis réaliste parce que je défends les « milieux de soutien » : je sais qu’un Dieu sans Église est le début d’une Église sans Dieu. Mais je suis extrémiste par mon attrait pour la théologie négative, la mystique de la nuit, le « Dieu sans fond ni appui » qui était celui de saint Jean de la Croix et qui est le mien aujourd’hui.
Votre sainte préférée ?
Thérèse de Lisieux.
Quelles sont les dix personnes que vous aimeriez inviter à dîner ?
Marc Aurèle, Thomas More, Henri IV, Pascal, Malesherbes, Napoléon, Victor Hugo, Simone Weil, Marie Noël, Gabriel Marcel.
Le siècle où vous auriez aimé vivre ?
Le XIIe, le plus libre des siècles, celui de l’unité de l’Europe, culturelle et spirituelle. J’aurais également apprécié le XVIIIe siècle pour la finesse de l’esprit. Un exemple : l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, recevant l’ambassadeur de Turquie, lui confesse : « Ce que je n’apprécie pas dans votre pays, c’est la polygamie ». Réponse du diplomate : « Madame, plaignez-nous d’être obligés de chercher en plusieurs femmes les qualités qu’on trouve réunies chez Votre Majesté ! »
Votre qualité préférée chez l’homme ou la femme ?
La bienveillance ou, à défaut, la politesse.
Votre occupation préférée ?
Marcher dans la nature. « On ne peut penser qu’assis », écrivait Flaubert, à qui Nietzsche répondait : « Les grandes idées viennent en marchant ».
Votre principal défaut ?
J’en ai tellement que je me sens incapable d’en privilégier aucun.
Le principal trait de votre caractère ?
La docilité. Je me suis toujours laissé faire par les hommes, par les femmes, par les circonstances. Je préfère obéir que commander, me laisser conduire par la vie et par ses hasards qui sont le chemin que Dieu prend lorsqu’Il veut passer incognito.
Ce que vous appréciez le plus chez vos amis ?
La simplicité.
Votre rêve de bonheur ?
Le bonheur ne se rêve pas. Il est partout à condition de tout accueillir comme don de Dieu.
Quel serait votre plus grand malheur ?
Ne plus aimer, ne plus être aimé. Ce que j’ai de meilleur et de pire, c’est de l’amour humain qu’il me vient. J’ai aimé, j’ai été aimé, et peut-être ai-je spontanément cherché dans les promesses de l’amour humain ce que Dieu seul peut tenir. J’ai aimé de tout mon poids temporel et de tout mon élan éternel. Mon erreur, ou ma faute, ou mon péché est dans l’amour démesuré des êtres finis.
Votre passage d’Évangile préféré ?
« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ! » Ce cri me touche de près aujourd’hui. Sur la Croix, Dieu désespère de lui-même, et, si j’ose dire, meurt athée. Je crois, avec Chesterton, que « Notre religion est la bonne car c’est la seule où Dieu un moment a été athée ». Je suis amoureux de ce Christ en agonie, l’Homme des douleurs, Dieu devenu infiniment faible, Dieu abandonné de Dieu. Si j’avais été religieux, j’aurais choisi le nom de Frère X de Gethsémani.
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