20 novembre 2025
Agenouillé sur la moquette qui recouvre désormais le sol de Sainte-Sophie à Istanbul, kufi sur la tête, les paumes ouvertes en signe de prière, le président turc Recep Tayyip Erdogan savoure sa victoire : en ce 24 juillet 2020, ce haut lieu de l’Empire byzantin chrétien est à nouveau une mosquée. Construite par l’empereur Justinien en 537, déjà transformée en lieu de culte musulman à la chute de Constantinople en 1453, Sainte-Sophie était devenue simple « musée » en 1934 sous la présidence de Mustafa Kemal Atatürk. Saint-Sauveur-in-Chora, autre joyau byzantin, connaîtra le même destin en 2024. « Provocation » pour les uns, « électoralisme » pour d’autres, ces deux décisions, loin d’être purement symboliques, ont remis en lumière le douloureux destin des chrétiens de Turquie.
« Répression orchestrée par l’État »
Un rapport de l’European Center for Law and Justice (ECLJ), publié le 20 novembre, constate qu’au cours du siècle dernier, « la présence chrétienne en Turquie a considérablement diminué, principalement en raison de la marginalisation et de la répression orchestrées par l’État, qui ont entraîné un effondrement démographique sévère ». Les chiffres (cf. encadré) ne font en effet que brosser le terrible tableau du long déclin de la présence des chrétiens en Turquie, qui ne représentent aujourd’hui que 0,3 % des quelque 85 millions de Turcs – les musulmans sunnites représentant, eux, 88 % de la population totale.
Passer en revue l’histoire chrétienne de la Turquie a en effet de quoi donner le vertige. Connue à l’époque sous le nom d’Asie Mineure, la Turquie a été foulée par saint Paul – né à Tarse, au sud-est du pays –, par saint Jean, accompagné par la Sainte Vierge jusqu’à Éphèse, par les Pères de l’Église Basile de Césarée, Grégoire de Nysse et Grégoire de Naziance… S’y sont tenus des conciles aussi importants que celui de Nicée, en 325 et en mémoire duquel Léon XIV se rendra sur place, et durant lequel le Credo fut institué, ou encore le concile d’Éphèse, en 430, où la Vierge fut proclamée Théotokos : « Mère de Dieu. » « Bon nombre d’églises en Cappadoce [région historiquement chrétienne, au centre du pays, N.D.L.R.] sont creusées dans la pierre, comme si elles l’étaient dans l’âme même du pays. Comment une terre aussi bénie et qui a autant donné à l’Église a-t-elle pu ainsi perdre son identité ? » souffle un diplomate en poste dans la région.
Le tabou du génocide arménien
En réalité, si le premier coup porté fut la chute de l’Empire byzantin avec la prise de Constantinople, en 1453, par le sultan ottoman Mehmet II, tout s’est accéléré au XXe siècle. « Au XVIe siècle, on comptait encore 40 % de chrétiens parmi la population ottomane et jusqu’à 20 % avant la Première Guerre mondiale, souligne Joseph Yacoub, professeur honoraire de l’Université catholique de Lyon. Le nombre a énormément décliné à la suite de la tragédie génocidaire qui a touché les Arméniens, Assyro-chaldéens, Syriaques et Grecs pontiques. » Ce massacre, perpétré à partir de 1915 par les Jeunes Turcs nationalistes, aurait fait jusqu’à 2 millions de morts, dont 1,5 million d’Arméniens. Désigné comme « l’un des tabous les plus persistants dans la vie politique et culturelle turque à l’époque moderne » par le rapport de l’ECLJ, le génocide arménien est nié par l’État turc et frappé par l’article 301 du Code pénal turc criminalisant « toute personne qui insulte publiquement le peuple turc, l’État de la République de Turquie […] ». Cruelle ironie : le président turc lui-même a pourtant évoqué, en 2020, « les rescapés de l’épée », expression péjorative visant les survivants du génocide arménien – ceux qui n’ont pas été passés au fil de l’épée. « Il est difficile d’être chrétien en Turquie, car cet État a bâti son identité et son récit national sur le cadavre du peuple chrétien, avance Tigrane Yégavian, chercheur à l’Institut chrétiens d’Orient. Toute remise en question du récit national relève de la sécurité intérieure. Ce négationnisme est ontologique : revisiter ce passé reviendrait à remettre en question ses fonts baptismaux. »




