De Anne-Laure Debaecker sur le site de Valeurs Actuelles :
Tous manipulés
16 septembre 2021
La « persuasion des foules » « trouve bel et bien son origine dans la démocratie » et, ainsi, des experts « fabriquent le consentement ou le dissentiment » depuis plus d’un siècle, explique David Colon dans son dernier ouvrage, les Maîtres de la manipulation . Professeur à Sciences Po Paris, membre de son administration et chercheur dans son centre d’histoire, l’enseignant a déjà consacré son précédent livre à la manipulation de masse. À travers vingt portraits de « maîtres de la persuasion » au cours du XXe siècle se dévoilent les mises en place de techniques publicitaires et de lobbying, développées pour influer sur nos actes de plus en plus discrètement. D’Edward Bernays à Walt Disney en passant par Goebbels, David Ogilvy ou encore Mark Zuckerberg, on découvre ainsi comment des hommes politiques, des idéologues, des industriels ont vu leurs intérêts servis et couronnés de succès par des entreprises de manipulation à grande échelle. On peut seulement regretter que le livre soit pudique sur le matraquage actuel opéré dans la sphère médiatique pour promouvoir le progressisme.
Valeurs actuelles. Dans notre XXIe siècle, en quoi consiste l’art de la persuasion de masse ? Par quels biais nous faisons-nous influencer voire manipuler ?
On a longtemps vécu avec la conviction que l’éducation et l’information nous préservaient des dispositifs de manipulation de masse. Or, de plus en plus de recherches tendent à accréditer l’idée que nous sommes davantage influencés et manipulés aujourd’hui que par le passé. Nous sommes en effet à la fois beaucoup plus en quête d’informations et beaucoup plus informés. Nous passons quotidiennement des heures en contact avec des écrans et, par eux, nous sommes ainsi exposés tous les jours à de la propagande et des opérations publicitaires, dont certaines opèrent à notre insu. Elles sont le produit du travail d’“ingénieurs du consentement” ou d’“ingénieurs des âmes”, que j’appelle les “maîtres de la manipulation”. Au cours du siècle qui s’est écoulé, ceux-ci ont inventé et déployé des techniques et des dispositifs toujours plus perfectionnés de persuasion de masse.
Pour illustrer cet art, votre livre met en avant une vingtaine de portraits de ces maîtres de la manipulation. Sur quels critères les avez-vous retenus ?
J’ai retenu vingt personnages qui ont en commun d’avoir eu l’intention de persuader ou de manipuler les masses, qui ont eu la capacité de le faire à grande échelle, ce qui n’est pas donné à tout le monde, et qui ont atteint leur but en produisant des effets mesurables. Tous sont des hommes, ce qui s’explique par le fait que le milieu dans lequel ils évoluent est très largement masculin, qu’il s’agisse de la publicité, du cinéma, de la communication politique ou des géants du numérique. Beaucoup d’entre eux se connaissent, s’inspirent les uns des autres, se plagient parfois, et rivalisent d’ingéniosité pour s’imposer face à leurs concurrents. À travers ces vingt portraits, je retrace un siècle d’histoire de la persuasion et de la manipulation de masse.
Comment expliquer l’écrasante majorité d’Américains dans vos portraits ?
Les États-Unis sont le creuset de l’industrie de la manipulation de masse. Depuis le début du XXe siècle, ils sont la première puissance économique mondiale et ont vu naître la consommation de masse, les relations publiques, le marketing, les études de marché, les sondages, la publicité scientifique… Ils accueillent les plus grands centres d’étude de la communication, de la propagande et des comportements humains. Ils ont ainsi dominé l’art de la manipulation de masse et continuent de le faire à travers certaines entreprises de la Silicon Valley comme Facebook, qui est le plus grand outil de manipulation de masse de l’histoire, capable de modéliser, de prédire et d’influencer les attitudes et les comportements de 2,8 milliards d’utilisateurs.
Vous distinguez différentes approches concurrentes de la persuasion, lesquelles ?
La première est celle de l’exposition, qui repose sur la conviction que plus on expose les individus à une publicité ou à un programme politique, plus on a de chance de les encourager à adopter le comportement voulu. La deuxième est une approche scientifique, qui consiste à déterminer un contenu persuasif en fonction des effets mesurés par des expériences ou des études de marché. La troisième est l’approche psychologique, qui consiste à appliquer la psychologie à l’art de la persuasion en vue d’identifier et d’influencer les mobiles des conduites humaines.
Tout au long du XXe siècle, ces approches ont été plus ou moins concurrentes et distinctes. Elles tendent désormais à devenir complémentaires dans les dispositifs publicitaires proposés par Facebook et par d’autres firmes de la Silicon Valley. L’analyse prédictive du comportement des utilisateurs combine en effet une approche scientifique reposant sur l’exploitation de leurs données comportementales et l’élaboration de leur profil psychologique, et une approche par l’exposition consistant à déterminer le moment le plus approprié pour porter, souvent de façon répétée, un message individualisé à la connaissance des individus ciblés. C’est ce qui fait des services publicitaires des plates-formes comme Facebook des outils de manipulation individualisée de masse, et les rend d’autant plus redoutables que les dispositifs de persuasion sont de plus en plus difficilement perceptibles. La manipulation est devenue furtive.