Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso (traduction de diakonos.be)
Poutine et les Juifs de Russie. La dénonciation du grand rabbin rebelle
« J’étais le grand rabbin de Moscou. La Russie m’a contraint à fuir ». C’est ainsi que la revue américaine « Foreign Policy » a intitulé fin février l’impressionnant récit qu’a fait Pinchas Goldschmidt des rapports difficiles entres les Juifs russes et le régime de Vladimir Poutine, des rapports qui se sont davantage compliqués après son agression contre l’Ukraine.
Dans cette guerre, le facteur religieux a son importance. Avec des racines lointaines qui, pour les Juifs de Russie, remontent aux soixante-dix années de dictature communiste, dont ils sont sortis pratiquement détruits. Ce n’est qu’après le tournant de 1989, quand avec Mikhaïl Gorbatchev « la perestroïka et la glasnost battaient leur plein », que le rabbin Goldschmidt est arrivé à Moscou, avec l’intention de « reconstruire la communauté juive ».
Quatre années plus tard, en 1993, Goldschmidt devient grand rabbin de Moscou. Mais à l’aube du deuxième millénaire, avec l’arrivée de Poutine à la présidence, les signaux repassent à nouveau au rouge. À l’hiver 2003, le rabbin est convoqué par des fonctionnaires des services de sécurité fédéraux, le FSB, l’héritier du célèbre KGB, qui lui demandent de se mettre à leur service en tant qu’informateur. Goldschmidt refusa. Par la suite, les fonctionnaires reviennent plusieurs fois à la charge, toujours sans succès, jusqu’à ce qu’en 2005 – écrit-il – « j’ai été expulsé de Russie, peut-être justement à cause de mon refus de collaborer avec les agences d’espionnage ».
Et il ajoute : « Je n’ai pu revenir que grâce à l’intervention du premier ministre italien de l’époque, Silvio Berlusconi », évidemment grâce à l’amitié que ce dernier avait créée avec Poutine.
Mais les agents du FSB ne s’avouèrent pas vaincus : « il tenaient sous contrôle, visitaient et intimidaient » un nombre croissant de Juifs russes. Jusqu’à la conclusion d’un accord avec la Fédération des communautés juives de Russie, la FEOR, qui se plia à deux conditions bien précises du Kremlin.
La première était de blanchir l’image de Poutine de tout soupçon d’antisémitisme, pendant qu’il se battait contre les oligarques d’origine juive Mikhail Fridman, Vladimir Gusinsky, Mikhail Khodorkovsky et Boris Berezovsky.
La seconde condition du Kremlin était d’utiliser la Fédération des Juifs russes comme porte-parole en direction les Juifs d’Occident, « pour faire passer le message que, quoiqu’on puisse penser de Poutine, toute autre alternative serait pire et aboutirait à la persécution des Juifs ». Et la Fédération ne manqua pas de remplir sa part du contrat par la suite : quand Poutine annonça sa volonté de revenir à la présidence en 2012, les rabbins de la FEO « s’empressèrent de faire en sorte que les Juifs de Moscou renoncent à participer aux manifestations ».
Et quand la Russie s’appropria la Crimée en 2014, « les leaders de la FEOR s’activèrent au maximum pour donner la ligne à suivre, en dépit des protestations des Juifs russes : Juifs, ne vous en mêlez pas, ce n’est pas notre guerre ».
Quant aux années de guerre dans le Donbass qui suivirent, Goldschmidt écrit : « Dans le contexte du discours de propagande russes pour soutenir la lutte contre les néo-nazis en Ukraine, le Musée de la Tolérance, construit par la FEOR et centré sur l’histoire de la seconde guerre mondiale, a été utilisé à de nombreuses reprises pour accréditer la thèse selon laquelle la guerre contre l’Ukraine était une guerre contre le retour du nazisme. Telle était la ligne adoptée par le rabbin Alexander Boroda, président de la FEOR, pour soutenir la guerre. Les organisations-sœur de la FEOR situées hors de Russie, comma Chabad, n’ont pas dit un mot. »